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coude de Wilhem, elle va les mettre dans le grand pot de terre rouge où elle amasse la somme nécessaire à l’acquisition des trente arpents enclavés dans son petit domaine de Lescheville. Ces trente arpents valent bien environ soixante mille francs. Voilà de bonnes prairies. Ah ! si je les avais un jour, je vivrais toute ma vie à Lescheville, sans ambition ! Combien de fois mon père a-t-il désiré ces trente arpents et le joli ruisseau qui serpente dans ces prés-là ! Enfin, il est mort sans pouvoir les acheter. J’y ai bien souvent joué ! — Monsieur Walhenfer, n’avez-vous pas aussi votre hoc erat in votis ? demanda Wilhem. — Oui, monsieur, oui ! mais il était tout venu, et, maintenant… Le bonhomme garda le silence, sans achever sa phrase. — Moi, dit l’hôte dont le visage s’était légèrement empourpré, j’ai, l’année dernière, acheté un clos que je désirais avoir depuis dix ans. Ils causèrent ainsi en gens dont la langue était déliée par le vin, et prirent les uns pour les autres cette amitié passagère de laquelle nous sommes peu avares en voyage, en sorte qu’au moment où ils allèrent se coucher, Wilhem offrit son lit au négociant. — Vous pouvez d’autant mieux l’accepter, lui dit-il, que je puis coucher avec Prosper. Ce ne sera, certes, ni la première ni la dernière fois. Vous êtes notre doyen, nous devons honorer la vieillesse ! — Bah ! dit l’hôte, le lit de ma femme a plusieurs matelas, vous en mettrez un par terre. Et il alla fermer la croisée, en faisant le bruit que comportait cette prudente opération. — J’accepte, dit le négociant. J’avoue, ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amis, que je le désirais. Mes bateliers me semblent suspects. Pour cette nuit, je ne suis pas fâché d’être en compagnie de deux braves et bons jeunes gens, de deux militaires français ! J’ai cent mille francs en or et en diamants dans ma valise ! L’affectueuse réserve avec laquelle cette imprudente confidence fut reçue par les deux jeunes gens rassura le bon Allemand. L’hôte aida ses voyageurs à défaire un des lits. Puis, quand tout fut arrangé pour le mieux, il leur souhaita le bonsoir et alla se coucher. Le négociant et les deux sous-aides plaisantèrent sur la nature de leurs oreillers. Prosper mettait sa trousse d’instruments et celle de Wilhem sous son matelas, afin de l’exhausser et de remplacer le traversin qui lui manquait, au moment où, par un excès de prudence, Walhenfer plaçait sa valise sous son chevet. — Nous dormirons tous deux sur notre fortune : vous, sur votre or ; moi sur ma trousse ! Reste à savoir si mes instruments me