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la gastronomie. Aussi les convives se tournèrent-ils spontanément vers le bon Allemand, enchantés tous d’avoir une ballade à écouter, fut-elle même sans intérêt. Pendant cette benoîte pause, la voix d’un conteur semble toujours délicieuse à nos sens engourdis, elle en favorise le bonheur négatif. Chercheur de tableaux, j’admirais ces visages égayés par un sourire, éclairés par les bougies, et que la bonne chère avait empourprés ; leurs expressions diverses produisaient de piquants effets à travers les candélabres, les corbeilles en porcelaine, les fruits et les cristaux.

Mon imagination fut tout à coup saisie par l’aspect du convive qui se trouvait précisément en face de moi. C’était un homme de moyenne taille, assez gras, rieur qui avait la tournure, les manières d’un agent de change, et qui paraissait n’être doué que d’un esprit fort ordinaire, je ne l’avais pas encore remarqué ; en ce moment, sa figure, sans doute assombrie par un faux jour, me parut avoir changé de caractère ; elle était devenue terreuse ; des teintes violâtres la sillonnaient. Vous eussiez dit de la tête cadavérique d’un agonisant. Immobile comme les personnages peints dans un Diorama, ses yeux hébétés restaient fixés sur les étincelantes facettes d’un bouchon de cristal ; mais il ne les comptait certes pas, et semblait abîmé dans quelque contemplation fantastique de l’avenir ou du passé. Quand j’eus longtemps examiné cette face équivoque, elle me fit penser : — Souffre-t-il ? me dis-je. A-t-il trop bu ? Est-il ruiné par la baisse des fonds publics, Songe-t-il à jouer ses créanciers ?

— Voyez ! dis-je à ma voisine en lui montrant le visage de l’inconnu, n’est-ce pas une faillite en fleur ?

— Oh ! me répondit-elle, il serait plus gai. Puis hochant gracieusement la tête, elle ajouta : — Si celui-là se ruine jamais, je l’irai dire à Pékin ! Il possède un million en fonds de terre ! C’est un ancien fournisseur des armées impériales, un bon homme assez original. Il s’est remarié par spéculation, et rend néanmoins sa femme extrêmement heureuse. Il a une jolie fille que, pendant fort longtemps, il n’a pas voulu reconnaître ; mais la mort de son fils, tué malheureusement en duel, l’a contraint à la prendre avec lui, car il ne pouvait plus avoir d’enfants. La pauvre fille est ainsi devenue tout à coup une des plus riches héritières de Paris. La perte de son fils unique a plongé ce cher homme dans un chagrin qui reparaît quelquefois.