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avec du chanvre, la lui banda avec un chiffon de voile bien serré ; puis il lui lia les mains et les pieds. Il rageait, il pleurait du sang, disait Cambremer au justicier. Que voulez-vous ! La mère se jeta aux pieds du père. — Il est jugé, qu’il dit, tu vas m’aider à le mettre dans la barque. Elle s’y refusa. Cambremer l’y mit tout seul, l’y assujettit au fond, lui mit une pierre au cou, sortit du bassin, gagna la mer, et vint à la hauteur de la roche où il est. Pour lors, la pauvre mère, qui s’était fait passer ici par son beau-frère, eut beau crier grâce ! ça servit comme une pierre à un loup. Il y avait de la lune, elle a vu le père jetant à la mer son fils qui lui tenait encore aux entrailles, et comme il n’y avait pas d’air, elle a entendu blouf ! puis rin, ni trace, ni bouillon ; la mer est d’une fameuse garde, allez ! En abordant là pour faire taire sa femme qui gémissait, Cambremer la trouva quasi morte, il fut impossible aux deux frères de la porter, il a fallu la mettre dans la barque qui venait de servir au fils, et ils l’ont ramenée chez elle en faisant le tour par la passe du Croisic. Ah ! ben, la belle Brouin, comme on l’appelait, n’a pas duré huit jours ; elle est morte en demandant à son mari de brûler la damnée barque. Oh ! il l’a fait. Lui il est devenu tout chose, il savait plus ce qu’il voulait ; il fringalait en marchant comme un homme qui ne peut pas porter le vin. Puis il a fait un voyage de dix jours, et est revenu se mettre où vous l’avez vu, et, depuis qu’il y est, il n’a pas dit une parole.

Le pêcheur ne mit qu’un moment à nous raconter cette histoire et nous la dit plus simplement encore que je ne l’écris. Les gens du peuple font peu de réflexions en contant, ils accusent le fait qui les a frappés, et le traduisent comme ils le sentent. Ce récit fut aussi aigrement incisif que l’est un coup de hache.

— Je n’irai pas à Batz, dit Pauline en arrivant au contour supérieur du lac. Nous revînmes au Croisic par les marais salants, dans le dédale desquels nous conduisit le pêcheur, devenu comme nous silencieux. La disposition de nos âmes était changée. Nous étions tous deux plongés en de funestes réflexions, attristés par ce drame qui expliquait le rapide pressentiment que nous en avions eu à l’aspect de Cambremer. Nous avions l’un et l’autre assez de connaissance du monde pour deviner de cette triple vie tout ce que nous en avait tu notre guide. Les malheurs de ces trois êtres se reproduisaient devant nous comme si nous les avions vus dans les tableaux d’un drame que ce père couronnait en expiant son crime