Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/352

Cette page n’a pas encore été corrigée

la première fatigue, et mon pauvre père demanderait aujourd’hui la charité.

J’avais pensé bien des drames ; Pauline était habituée à de grandes émotions, près d’un homme souffrant comme je le suis ; eh ! bien, jamais ni l’un ni l’autre nous n’avions entendu de paroles plus émouvantes que ne l’étaient celles de ce pêcheur. Nous fîmes quelques pas en silence, mesurant tous deux la profondeur muette de cette vie inconnue, admirant la noblesse de ce dévouement qui s’ignorait lui-même ; la force de cette faiblesse nous étonna ; cette insoucieuse générosité nous rapetissa. Je voyais ce pauvre être tout instinctif rivé sur ce rocher comme un galérien l’est à son boulet, y guettant depuis vingt ans des coquillages pour gagner sa vie, et soutenu dans sa patience par un seul sentiment. Combien d’heures consumées au coin d’une grève ! Combien d’espérances renversées par un grain, par un changement de temps ! Il restait suspendu au bord d’une table de granit, le bras tendu comme celui d’un fakir de l’Inde, tandis que son père, assis sur une escabelle, attendait, dans le silence et dans les ténèbres, le plus grossier des coquillages, et du pain, si le voulait la mer.

— Buvez-vous quelquefois du vin ? lui demandai-je.

— Trois ou quatre fois par an.

— Hé ! bien, vous en boirez aujourd’hui, vous et votre père, et nous vous enverrons un pain blanc.

— Vous êtes bien bon, monsieur.

— Nous vous donnerons à dîner si vous voulez nous conduire par le bord de la mer jusqu’à Batz, où nous irons voir la tour qui domine le bassin et les côtes entre Batz et le Croisic.

— Avec plaisir, nous dit-il. Allez droit devant vous, en suivant le chemin dans lequel vous êtes, je vous y retrouverai après m’être débarrassé de mes agrès et de ma pêche.

Nous fîmes un même signe de consentement, et il s’élança joyeusement vers la ville. Cette rencontre nous maintint dans la situation morale où nous étions, mais elle en avait affaibli la gaieté.

— Pauvre homme ! me dit Pauline avec cet accent qui ôte à la compassion d’une femme ce que la pitié peut avoir de blessant, n’a-t-on pas honte de se trouver heureux en voyant cette misère ?

— Rien n’est plus cruel que d’avoir des désirs impuissants, lui répondis-je. Ces deux pauvres êtres, le père et le fils, ne sauront pas plus combien ont été vives nos sympathies que le monde ne