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douta de lui-même en croyant avoir dit ou fait une incongruité, mais il eut bientôt le mot de l’énigme.

— Croyez-vous, lui dit Emilio, que nous serions prudents en parlant à cœur ouvert devant nos maîtres ?

— Vous êtes dans un pays esclave, dit la duchesse d’un son de voix et avec une attitude de tête qui lui rendirent tout à coup l’expression que lui déniait naguère le médecin. -- Vendramin, dit-elle en parlant de manière à n’être entendue que de l’étranger, s’est mis à fumer de l’opium, maudite inspiration due à un Anglais qui, par d’autres raisons que les siennes, cherchait une mort voluptueuse ; non cette mort vulgaire à laquelle vous avez donné la forme d’un squelette, mais la mort parée des chiffons que vous nommez en France des drapeaux, et qui est une jeune fille couronnée de fleurs ou de lauriers ; elle arrive au sein d’un nuage de poudre, portée sur le vent d’un boulet, ou couchée sur un lit entre deux courtisanes ; elle s’élève encore de la fumée d’un bol de punch, ou des lutines vapeurs du diamant qui n’est encore qu’à l’état de charbon. Quand Vendramin le veut, pour trois livres autrichiennes, il se fait général vénitien, il monte les galères de la république, et va conquérir les coupoles dorées de Constantinople ; il se roule alors sur les divans du sérail, au milieu des femmes du sultan devenu le serviteur de sa Venise triomphante. Puis il revient, rapportant pour restaurer son palais les dépouilles de l’empire turc. Il passe des femmes de l’Orient aux intrigues doublement masquées de ses chères Vénitiennes, en redoutant les effets d’une jalousie qui n’existe plus. Pour trois swansiks, il se transporte au conseil des Dix, il en exerce la terrible judicature, s’occupe des plus graves affaires, et sort du palais ducal pour aller dans une gondole se coucher sous deux yeux de flamme, ou pour aller escalader un balcon auquel une main blanche a suspendu l’échelle de soie ; il aime une femme à qui l’opium donne une poésie que nous autres femmes de chair et d’os ne pouvons lui offrir. Tout à coup, en se retournant, il se trouve face à face avec le terrible visage du sénateur armé d’un poignard ; il entend le poignard glissant dans le cœur de sa maîtresse qui meurt en lui souriant, car elle le sauve ! elle est bien heureuse, dit la duchesse en regardant le prince. Il s’échappe et court commander les Dalmates, conquérir la côte illyrienne à sa belle Venise, où la gloire lui obtient sa grâce, où il goûte la vie domestique : un foyer, une