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Le général Philippe de Sucy passait dans le monde pour un homme très-aimable et surtout très-gai. Il y a quelques jours une dame le complimenta sur sa bonne humeur et sur l’égalité de son caractère.

— Ah ! madame, lui dit-il, je paie mes plaisanteries bien cher, le soir, quand je suis seul.

— Êtes-vous donc jamais seul ?

— Non, répondit-il en souriant.

Si un observateur judicieux de la nature humaine avait pu voir en ce moment l’expression du comte de Sucy, il en eût frissonné peut-être.

— Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? reprit cette dame qui avait plusieurs filles dans un pensionnat. Vous êtes riche, titré, de noblesse ancienne ; vous avez des talents, de l’avenir, tout vous sourit.

— Oui, répondit-il, mais il est un sourire qui me tue.

Le lendemain la dame apprit avec étonnement que monsieur de Sucy s’était brûlé la cervelle pendant la nuit. La haute société s’entretint diversement de cet événement extraordinaire, et chacun en cherchait la cause. Selon les goûts de chaque raisonneur, le jeu, l’amour, l’ambition, des désordres cachés, expliquaient cette catastrophe, dernière scène d’un drame qui avait commencé en 1812. Deux hommes seulement, un magistrat et un vieux médecin, savaient que monsieur le comte de Sucy était un de ces hommes forts auxquels Dieu donne le malheureux pouvoir de sortir tous les jours triomphants d’un horrible combat qu’ils livrent à quelque monstre inconnu. Que, pendant un moment, Dieu leur retire sa main puissante, ils succombent.


Paris, mars 1830.