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— Elle ne me reconnaît pas, s’écria le colonel au désespoir. Stéphanie ! c’est Philippe, ton Philippe, Philippe.

Et le pauvre militaire s’avança vers l’ébénier ; mais quand il fut à trois pas de l’arbre, la comtesse le regarda, comme pour le défier, quoiqu’une sorte d’expression craintive passât dans son œil ; puis, d’un seul bond, elle se sauva de l’ébénier sur un acacia, et, de là, sur un sapin du Nord, où elle se balança de branche en branche avec une légèreté inouïe.

— Ne la poursuivez pas, dit monsieur Fanjat au colonel. Vous mettriez entre elle et vous une aversion qui pourrait devenir insurmontable ; je vous aiderai à vous en faire connaître et à l’apprivoiser. Venez sur ce banc. Si vous ne faites point attention à cette pauvre folle, alors vous ne tarderez pas à la voir s’approcher insensiblement pour vous examiner.

Elle ! ne pas me reconnaître, et me fuir, répéta le colonel en s’asseyant le dos contre un arbre dont le feuillage ombrageait un banc rustique ; et sa tête se pencha sur sa poitrine. Le docteur garda le silence. Bientôt la comtesse descendit doucement du haut de son sapin, en voltigeant comme un feu follet, en se laissant aller parfois aux ondulations que le vent imprimait aux arbres. Elle s’arrêtait à chaque branche pour épier l’étranger ; mais, en le voyant immobile, elle finit par sauter sur l’herbe, se mit debout, et vint à lui d’un pas lent, à travers la prairie. Quand elle se fut posée contre un arbre qui se trouvait à dix pieds environ du banc, monsieur Fanjat dit à voix basse au colonel : — Prenez adroitement, dans ma poche droite, quelques morceaux de sucre, et montrez-les-lui, elle viendra ; je renoncerai volontiers, en votre faveur, au plaisir de lui donner des friandises. À l’aide du sucre, qu’elle aime avec passion, vous l’habituerez à s’approcher de vous et à vous reconnaître.

— Quand elle était femme, répondit tristement Philippe, elle n’avait aucun goût pour les mets sucrés.

Lorsque le colonel agita vers Stéphanie le morceau de sucre qu’il tenait entre le pouce et l’index de la main droite, elle poussa de nouveau son cri sauvage, et s’élança vivement sur Philippe ; puis elle s’arrêta, combattue par la peur instinctive qu’il lui causait ; elle regardait le sucre et détournait la tête alternativement, comme ces malheureux chiens à qui leurs maîtres défendent de toucher à un mets avant qu’on ait dit une des dernières lettres de l’alphabet