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— En route, Bichette ! en route. Il n’y a que toi, ma belle, qui puisse sauver Stéphanie. Va, plus tard, il nous sera permis de nous reposer, de mourir, sans doute.

Philippe, enveloppé d’une pelisse à laquelle il devait sa conservation et son énergie, se mit à courir en frappant de ses pieds la neige durcie pour entretenir la chaleur. À peine le major eut-il fait cinq cents pas, qu’il aperçut un feu considérable à la place où, depuis le matin, il avait laissé sa voiture sous la garde d’un vieux soldat. Une inquiétude horrible s’empara de lui. Comme tous ceux qui, pendant cette déroute, furent dominés par un sentiment puissant, il trouva, pour secourir ses amis, des forces qu’il n’aurait pas eues pour se sauver lui-même. Il arriva bientôt à quelques pas d’un pli formé par le terrain, et au fond duquel il avait mis à l’abri des boulets une jeune femme, sa compagne d’enfance et son bien le plus cher !

À quelques pas de la voiture, une trentaine de traînards étaient réunis devant un immense foyer qu’ils entretenaient en y jetant des planches, des dessus de caissons, des roues et des panneaux de voitures. Ces soldats étaient, sans doute, les derniers venus de tous ceux qui, depuis le large sillon décrit par le terrain au bas de Studzianka jusqu’à la fatale rivière, formaient comme un océan de têtes, de feux, de baraques, une mer vivante agitée par des mouvements presque insensibles, et d’où il s’échappait un sourd bruissement, parfois mêlé d’éclats terribles. Poussés par la faim et par le désespoir, ces malheureux avaient probablement visité de force la voiture. Le vieux général et la jeune femme qu’ils y trouvèrent couchés sur des hardes, enveloppés de manteaux et de pelisses, gisaient en ce moment accroupis devant le feu. L’une des portières de la voiture était brisée. Aussitôt que les hommes placés autour du feu entendirent les pas du cheval et du major, il s’éleva parmi eux un cri de rage inspiré par la faim.

— Un cheval ! un cheval !

Les voix ne formèrent qu’une seule voix.

— Retirez-vous ! gare à vous ! s’écrièrent deux ou trois soldats en ajustant le cheval.

Philippe se mit devant sa jument en disant : — Gredins ! je vais vous culbuter tous dans votre feu. Il y a des chevaux morts là-haut ! Allez les chercher.

— Est-il farceur, cet officier-là ! Une fois, deux fois, te déran-