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— Cette baraque est donc bien pleine, mon camarade ? dit-il à un homme qu’il aperçut en dehors.

— Si vous y entrez, vous serez un habile troupier, répondit l’officier sans se détourner et sans cesser de démolir avec son sabre le bois de la maison.

— Est-ce vous, Philippe ? dit l’aide de camp en reconnaissant au son de la voix l’un de ses amis.

— Oui. Ah ! ah ! c’est toi, mon vieux, répliqua monsieur de Sucy en regardant l’aide de camp, qui n’avait, comme lui, que vingt-trois ans. Je te croyais de l’autre côté de cette sacrée rivière. Viens-tu nous apporter des gâteaux et des confitures pour notre dessert ? Tu seras bien reçu, ajouta-t-il en achevant de détacher l’écorce du bois qu’il donnait, en guise de provende, à son cheval.

— Je cherche votre commandant pour le prévenir, de la part du général Éblé, de filer sur Zembin. Vous avez à peine le temps de percer cette masse de cadavres que je vais incendier tout à l’heure, afin de les faire marcher.

— Tu me réchauffes presque ! ta nouvelle me fait suer. J’ai deux amis à sauver ! Ah ! sans ces deux marmottes, mon vieux, je serais déjà mort ! C’est pour eux que je soigne mon cheval, et que je ne le mange pas. Par grâce, as-tu quelque croûte ? Voilà trente heures que je n’ai rien mis dans mon coffre, et je me suis battu comme un enragé, afin de conserver le peu de chaleur et de courage qui me restent.

— Pauvre Philippe ! rien, rien. Mais votre général est là ?

— N’essaie pas d’entrer ! Cette grange contient nos blessés. Monte encore plus haut ! tu rencontreras, sur ta droite, une espèce de toit à porc, le général est là ! Adieu, mon brave. Si jamais nous dansons la trénis sur un parquet de Paris…

Il n’acheva pas, la bise souffla dans ce moment avec une telle perfidie, que l’aide de camp marcha pour ne pas se geler, et que les lèvres du major Philippe se glacèrent. Le silence régna bientôt. Il n’était interrompu que par les gémissements qui partaient de la maison, et par le bruit sourd que faisait le cheval de monsieur de Sucy, en broyant, de faim et de rage, l’écorce glacée des arbres avec lesquels la maison était construite. Le major remit son sabre dans le fourreau, prit brusquement la bride du précieux animal qu’il avait su conserver, et l’arracha, malgré sa résistance, à la déplorable pâture dont il paraissait friand.