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que fût cette cité, ses misères et ses dangers souriaient à des gens qui ne voyaient devant eux que les épouvantables déserts de la Russie. Enfin c’était un vaste hôpital qui n’eut pas vingt heures d’existence. La lassitude de la vie ou le sentiment d’un bien-être inattendu rendait cette masse d’hommes inaccessible à toute pensée autre que celle du repos. Quoique l’artillerie de l’aile gauche des Russes tirât sans relâche sur cette masse qui se dessinait comme une grande tache, tantôt noire, tantôt flamboyante, au milieu de la neige, ces infatigables boulets ne semblaient à la foule engourdie qu’une incommodité de plus. C’était comme un orage dont la foudre était dédaignée par tout le monde, parce qu’elle devait n’atteindre, çà et là, que des mourants, des malades, ou des morts peut-être. À chaque instant, les traîneurs arrivaient par groupes. Ces espèces de cadavres ambulants se divisaient aussitôt, et allaient mendier une place de foyer en foyer ; puis, repoussés le plus souvent, ils se réunissaient de nouveau pour obtenir de force l’hospitalité qui leur était refusée. Sourds à la voix de quelques officiers qui leur prédisaient la mort pour le lendemain, ils dépensaient la somme de courage nécessaire pour passer le fleuve, à se construire un asile d’une nuit, à faire un repas souvent funeste ; cette mort qui les attendait ne leur paraissait plus un mal, puisqu’elle leur laissait une heure de sommeil. Ils ne donnaient le nom de mal qu’à la faim, à la soif, au froid. Quand il ne se trouva plus ni bois, ni feu, ni toile, ni abris, d’horribles luttes s’établirent entre ceux qui survenaient dénués de tout et les riches qui possédaient une demeure. Les plus faibles succombèrent. Enfin, il arriva un moment où quelques hommes chassés par les Russes n’eurent plus que la neige pour bivouac, et s’y couchèrent pour ne plus se relever. Insensiblement, cette masse d’êtres presque anéantis devint si compacte, si sourde, si stupide, ou si heureuse peut-être, que le maréchal Victor, qui en avait été l’héroïque défenseur en résistant à vingt mille Russes commandés par Wittgenstein, fut obligé de s’ouvrir un passage, de vive force, à travers cette forêt d’hommes, afin de faire franchir la Bérésina aux cinq mille braves qu’il amenait à l’empereur. Ces infortunés se laissaient écraser plutôt que de bouger, et périssaient en silence, en souriant à leurs feux éteints, et sans penser à la France.

À dix heures du soir seulement, le duc de Bellune se trouva de l’autre côté du fleuve. Avant de s’engager sur les ponts qui me-