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consiste à disputailler sur la chose publique, à se garder soi-même, se dissiper en mille occupations patriotiques plus sottes les unes que les autres, en ce qu’elles dérogent au noble et saint égoïsme qui engendre toutes les grandes choses humaines. A Venise, au contraire, l’amour et ses mille liens, une douce occupation des joies réelles prend et enveloppe le temps. Dans ce pays l’amour est chose si naturelle que la duchesse était regardée comme une femme extraordinaire, car chacun avait la conviction de sa pureté, malgré la violence de la passion d’Emilio. Aussi les femmes plaignaient-elles sincèrement ce pauvre jeune homme qui passait pour victime de la sainteté de celle qu’il aimait. Personne n’osait d’ailleurs blâmer la duchesse : la religion est une puissance aussi vénérée que l’amour. Tous les soirs, au théâtre, la loge de la Cataneo était lorgnée la première, et chaque femme disait à son ami, en montrant la duchesse et son amant : -- Où en sont-ils ?

L’ami observait Emilio, cherchait en lui quelques indices du bonheur et n’y trouvait que l’expression d’un amour pur et mélancolique. Dans toute la salle, en visitant chaque loge, les hommes disaient alors aux femmes : -- La Cataneo n’est pas encore à Emilio.

— Elle a tort, disaient les vieilles femmes, elle le lassera.

— Forse, répondaient les jeunes femmes avec cette solennité que les Italiens mettent en disant ce grand mot qui répond à beaucoup de choses ici-bas.

Quelques femmes s’emportaient, trouvaient la chose de mauvais exemple et disaient que c’était mal entendre la religion que de lui laisser étouffer l’amour.

— Aimez-le donc, ma chère, disait tout bas la Vulpato à la duchesse en la rencontrant dans l’escalier à la sortie.

— Mais je l’aime de toutes mes forces, répondait-elle.

— Pourquoi donc n’a-t-il pas l’air heureux ?

La duchesse répondait par un petit mouvement d’épaule. Nous ne concevrions pas, dans la France comme nous l’a faite la manie des mœurs anglaises qui y gagne, le sérieux que la société vénitienne mettait à cette investigation.Vendramini connaissait seul le secret Emilio, secret bien gardé entre deux hommes qui avaient réuni chez eux leurs écussons en mettant au-dessus : Non amici, fratres.

L’ouverture d’une saison est un événement à Venise comme dans