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les dangers, n’était-ce pas une fête ? La porte en tapisserie retomba sur eux, sur leurs folies, sur leur bonheur, comme un voile, qu’il est inutile de soulever. Il était alors environ neuf heures, le marchand et sa femme lisaient leurs prières du soir ; tout à coup le bruit d’une voiture attelée de plusieurs chevaux résonna dans la petite rue ; des coups frappés en hâte retentirent dans la boutique, la servante courut ouvrir la porte. Aussitôt, en deux bonds, entra dans la salle antique une femme magnifiquement vêtue, quoiqu’elle sortît d’une berline de voyage horriblement crottée par la boue de mille chemins. Sa voiture avait traversé l’Italie, la France et l’Espagne. C’était la Marana ! la Marana qui, malgré ses trente-six ans, malgré ses joies, était dans tout l’éclat d’une beltà folgorante, afin de ne pas perdre le superbe mot créé pour elle à Milan par ses passionnés adorateurs ; la Marana qui, maîtresse avouée d’un roi, avait quitté Naples, les fêtes de Naples, le ciel de Naples, l’apogée de sa vie d’or et de madrigaux, de parfums et de soie, en apprenant par son royal amant les événements d’Espagne et le siége de Tarragone.

— À Tarragone, avant la prise de Tarragone ! s’était-elle écriée. Je veux être dans dix jours à Tarragone…

Et sans se soucier d’une cour, ni d’une couronne, elle était arrivée à Tarragone, munie d’un firman quasi-impérial, munie d’or qui lui permit de traverser l’empire français avec la vélocité d’une fusée et dans tout l’éclat d’une fusée. Pour les mères il n’y a pas d’espace, une vraie mère pressent tout et voit son enfant d’un pôle à l’autre.

— Ma fille ! ma fille ! cria la Marana.

À cette voix, à cette brusque invasion, à l’aspect de cette reine au petit pied, le livre de prières tomba des mains de Perez et de sa femme ; cette voix retentissait comme la foudre, et les yeux de la Marana en lançaient les éclairs.

— Elle est là, répondit le marchand d’un ton calme, après une pause pendant laquelle il se remit de l’émotion que lui avaient causée cette brusque arrivée, le regard et la voix de la Marana. — Elle est là, répéta-t-il en montrant la petite cellule.

— Oui, mais elle n’a pas été malade, elle est toujours…

— Parfaitement bien, dit dona Lagounia.

— Mon Dieu ! jette-moi maintenant dans l’enfer pour l’éternité, si cela te plaît, s’écria la Marana en se laissant aller tout épuisée, à demi morte, dans un fauteuil.

La fausse coloration due à ses anxiétés tomba soudain, elle pâlit.