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providence de leur jeune maître, et la mère eut foi en ce geste.

La duchesse mourut au matin, quelques heures après ; elle fut pleurée des derniers serviteurs qui, pour tout discours, dirent sur sa tombe qu’elle était une gente femme tombée du paradis.

Etienne fut en proie à la plus intense, à la plus durable des douleurs, douleur muette d’ailleurs. Il ne courut plus à travers les rochers, il ne se sentit plus la force de lire ni de chanter. Il demeura des journées entières accroupi dans le creux d’un roc, indifférent aux intempéries de l’air, immobile, attaché sur le granit, semblable à l’une des mousses qui y croissaient, pleurant bien rarement ; mais perdu dans une seule pensée, immense, infinie comme l’Océan ; et comme l’Océan, cette pensée prenait mille formes, devenait terrible, orageuse, calme. Ce fut plus qu’une douleur, ce fut une vie nouvelle, une irrévocable destinée faite à cette belle créature qui ne devait plus sourire. Il est des peines qui, semblables à du sang jeté dans une eau courante, teignent momentanément les flots ; l’onde, en se renouvelant, restaure la pureté de sa nappe ; mais, chez Etienne, la source même fut adultérée ; et chaque flot du temps lui apporta même dose de fiel.

Dans ses vieux jours, Bertrand avait conservé l’intendance des écuries, pour ne pas perdre l’habitude d’être une autorité dans la maison. Son logis se trouvait près de la maison où se retirait Etienne, en sorte qu’il était à portée de veiller sur lui avec la persistance d’affection et la simplicité rusée qui caractérisent les vieux soldats. Il dépouillait toute sa rudesse pour parler au pauvre enfant ; il allait doucement le prendre par les temps de pluie, et l’arrachait à sa rêverie pour le ramener au logis. Il mit de l’amour-propre à remplacer la duchesse de manière à ce que le fils trouvât, sinon le même amour, du moins les mêmes attentions. Cette pitié ressemblait à de la tendresse. Etienne supporta sans plainte ni résistance les soins du serviteur ; mais trop de liens étaient brisés entre l’enfant maudit et les autres créatures, pour qu’une vive affection pût renaître dans son coeur. Il se laissa machinalement protéger, car il devint une sorte de créature intermédiaire entre l’homme et la plante, ou peut-être en l’homme et Dieu. A quoi comparer un être à qui les lois sociales, les faux sentiments du monde étaient inconnus, et qui conservait une ravissante innocence, en n’obéissant qu’à l’instinct de son coeur. Néanmoins, malgré sa sombre mélancolie, il sentit bientôt le besoin d’aimer,