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Rassurée ainsi par le bon rebouteur, la comtesse sentit sa vie à jamais remplie par des joies inconnues aux autres mères. Certes, toutes les femmes sont belles quand elles suspendent leurs enfants à leur sein en veillant à ce qu’ils y apaisent leurs cris et leurs commencements de douleur ; mais il était difficile de voir, même dans les tableaux italiens, une scène plus attendrissante que celle offerte par la comtesse, lorsqu’elle sentait Etienne se gorgeant de son lait, et son sang devenir ainsi la vie de ce pauvre être menacé. Son visage étincelait d’amour, elle contemplait ce cher petit être, en craignant toujours de lui voir un trait de Chaverny à qui elle avait trop songé. Ces pensées, mêlées sur son front à l’expression de son plaisir, le regard par lequel elle couvait son fils, son désir de lui communiquer la force qu’elle se sentait au coeur, ses brillantes espérances, la gentillesse de ses gestes, tout formait un tableau qui subjugua les femmes qui l’entouraient : la comtesse vainquit l’espionnage.

Bientôt ces deux êtres faibles s’unirent par une même pensée, et se comprirent avant que le langage ne pût leur servir à s’entendre. Au moment où Etienne exerça ses yeux avec la stupide avidité naturelle aux enfants, ses regards rencontrèrent les sombres lambris de la chambre d’honneur. Lorsque sa jeune oreille s’efforça de percevoir les sons et de reconnaître leurs différences, il entendit le bruissement monotone des eaux de la mer qui venait se briser sur les rochers par un mouvement aussi régulier que celui d’un balancier d’horloge. Ainsi les lieux, les sons, les choses, tout ce qui frappe les sens, prépare l’entendement et forme le caractère, le rendit enclin à la mélancolie. Sa mère ne devait-elle pas vivre et mourir au milieu des nuages de la mélancolie. Dès sa naissance, il put croire que la comtesse était la seule créature qui existât sur la terre, voir le monde comme un désert, et s’habituer à ce sentiment de retour sur nous-mêmes qui nous porte à vivre seuls, à chercher en nous-mêmes le bonheur, en développant les immenses ressources de la pensée. La comtesse n’était-elle pas condamnée à demeurer seule dans la vie, et à trouver tout dans son fils, persécuté comme le fut son amour à elle. Semblable à tous les enfants en proie à la souffrance, Etienne gardait presque toujours l’attitude passive qui, douce ressemblance, était celle de sa mère. La délicatesse de ses organes fut si grande, qu’un bruit trop soudain ou que la compagnie d’une personne tumultueuse lui don-