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manière à rehausser la clarté de son œil où éclatait la férocité lumineuse de celui d’un loup au guet dans la feuillée. Sous son nez de lion, deux larges moustaches peu soignées, car il méprisait singulièrement la toilette, ne permettaient pas d’apercevoir la lèvre supérieure. Heureusement pour la comtesse, la large bouche de son mari était muette en ce moment, car les plus doux sons de cette voix rauque la faisaient frissonner. Quoique le comte d’Hérouville eût à peine cinquante ans, au premier abord on pouvait lui en donner soixante, tant les fatigues de la guerre, sans altérer sa constitution robuste, avaient outragé sa physionomie ; mais il se souciait fort peu de passer pour un mignon.

La comtesse, qui atteignait à sa dix-huitième année, formait auprès de cette immense figure un contraste pénible à voir. Elle était blanche et svelte. Ses cheveux châtains, mélangés de teintes d’or, se jouaient sur son cou comme des nuages de bistre et découpaient un de ces visages délicats trouvés par Carlo Dolci pour ses madones au teint d’ivoire, qui semblent près d’expirer sous les atteintes de la douleur physique. Vous eussiez dit de l’apparition d’un ange chargé d’adoucir les volontés du comte d’Hérouville.

— Non, il ne nous tuera pas, s’écria-t-elle mentalement après avoir longtemps contemplé son mari. N’est-il pas franc, noble, courageux et fidèle à sa parole ?… Fidèle à sa parole ? En reproduisant cette phrase par la pensée, elle tressaillit violemment et resta comme stupide.

Pour comprendre l’horreur de la situation où se trouvait la comtesse, il est nécessaire d’ajouter que cette scène nocturne avait lieu en 1591, époque à laquelle la guerre civile régnait en France, et où les lois étaient sans vigueur. Les excès de la Ligue, opposée à l’avénement de Henri IV, surpassaient toutes les calamités des guerres de religion. La licence devint même alors si grande que personne n’était surpris de voir un grand seigneur faisant tuer son ennemi publiquement, en plein jour. Lorsqu’une expédition militaire dirigée dans un intérêt privé était conduite au nom de la Ligue ou du Roi, elle obtenait des deux parts les plus grands éloges. Ce fut ainsi que Balagny, un soldat, faillit devenir prince souverain, aux portes de la France. Quant aux meurtres commis en famille, s’il est permis de se servir de cette expression, on ne s’en souciait pas plus, dit un contemporain, que d’une gerbe de