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ÉTUDES PHILOSOPHIQUES.

avec elle la belle saison à sa terre. Beaucoup de jeunes fats, le fils d’un pair de France, lui ont offert un nom en échange de sa fortune ; elle les a tous poliment éconduits. Peut-être sa sensibilité ne commence-t-elle qu’au titre de comte ! N’es-tu pas marquis ? marche en avant si elle te plaît ! Voilà ce que j’appelle donner des instructions. Cette plaisanterie me fit croire que Rastignac voulait rire et piquer ma curiosité, en sorte que ma passion improvisée était arrivée à son paroxysme quand nous nous arrêtâmes devant un péristyle orné de fleurs. En montant un vaste escalier tapissé, où je remarquai toutes les recherches du comfort anglais, le cœur me battit ; j’en rougissais : je démentais mon origine, mes sentiments, ma fierté, j’étais sottement bourgeois. Hélas ! je sortais d’une mansarde, après trois années de pauvreté, sans savoir encore mettre au-dessus des bagatelles de la vie ces trésors acquis, ces immenses capitaux intellectuels qui vous enrichissent en un moment quand le pouvoir tombe entre vos mains sans vous écraser, parce que l’étude vous a formé d’avance aux luttes politiques. J’aperçus une femme d’environ vingt-deux ans, de moyenne taille, vêtue de blanc, entourée d’un cercle d’hommes, mollement couchée sur une ottomane, et tenant à la main un écran de plumes. En voyant entrer Rastignac, elle se leva, vint à nous, sourit avec grâce, me fit d’une voix mélodieuse un compliment sans doute apprêté. Notre ami m’avait annoncé comme un homme de talent, et son adresse, son emphase gasconne me procurèrent un accueil flatteur. Je fus l’objet d’une attention particulière qui me rendit confus ; mais Rastignac avait heureusement parlé de ma modestie. Je rencontrai là des savants, des gens de lettres, d’anciens ministres, des pairs de France. La conversation reprit son cours quelque temps après mon arrivée, et, sentant que j’avais une réputation à soutenir, je me rassurai ; puis, sans abuser de la parole quand elle m’était accordée, je tâchai de résumer les discussions par des mots plus ou moins incisifs, profonds ou spirituels. Je produisis quelque sensation : pour la millième fois de sa vie Rastignac fut prophète. Quand il y eut assez de monde pour que chacun retrouvât sa liberté, mon introducteur me donna le bras, et nous nous promenâmes dans les appartements. — N’aie pas l’air d’être trop émerveillé de la princesse, me dit-il, elle devinerait le motif de ta visite. Les salons étaient meublés avec un goût exquis. J’y vis des tableaux de choix. Chaque pièce avait, comme chez les Anglais les plus