Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 14.djvu/85

Cette page a été validée par deux contributeurs.
79
LA PEAU DE CHAGRIN

point. Je vis la mère elle-même raccommodant mon linge et rougissant d’être surprise à cette charitable occupation. Devenu malgré moi leur protégé, j’acceptai leurs services. Pour comprendre cette singulière affection, il faut connaître l’emportement du travail, la tyrannie des idées et cette répugnance instinctive qu’éprouve pour les détails de la vie matérielle l’homme qui vit par la pensée. Pouvais-je résister à la délicate attention avec laquelle Pauline m’apportait à pas muets mon repas frugal, quand elle s’apercevait que, depuis sept ou huit heures, je n’avais rien pris ? Avec les grâces de la femme et l’ingénuité de l’enfance, elle me souriait en faisant un signe pour me dire que je ne devais pas la voir. C’était Ariel se glissant comme un sylphe sous mon toit, et prévoyant mes besoins. Un soir, Pauline me raconta son histoire avec une touchante ingénuité. Son père était chef d’escadron dans les grenadiers à cheval de la garde impériale. Au passage de la Bérésina, il avait été fait prisonnier par les Cosaques. Plus tard, quand Napoléon proposa de l’échanger, les autorités russes le firent vainement chercher en Sibérie. Au dire des autres prisonniers, il s’était échappé avec le projet d’aller aux Indes. Depuis ce temps, madame Gaudin, mon hôtesse, n’avait pu obtenir aucune nouvelle de son mari. Les désastres de 1814 et 1815 étaient arrivés. Seule, sans ressources et sans secours, elle avait pris le parti de tenir un hôtel garni pour faire vivre sa fille. Elle espérait toujours revoir son mari. Son plus cruel chagrin était de laisser Pauline sans éducation, sa Pauline, filleule de la princesse Borghèse, et qui n’aurait pas dû mentir aux belles destinées promises par son impériale protectrice. Quand madame Gaudin me confia cette amère douleur qui la tuait, et me dit avec un accent déchirant : « Je donnerais bien et le chiffon de papier qui crée Gaudin baron de l’empire, et le droit que nous avons à la dotation de Wistchnau, pour savoir Pauline élevée à Saint-Denis ! » tout à coup je tressaillis, et pour reconnaître les soins que me prodiguaient ces deux femmes, j’eus l’idée de m’offrir à finir l’éducation de Pauline. La candeur avec laquelle ces deux femmes acceptèrent ma proposition fut égale à la naïveté qui la dictait. J’eus ainsi des heures de récréation. La petite avait les plus heureuses dispositions : elle apprit avec tant de facilité, qu’elle devint bientôt plus forte que je ne l’étais sur le piano. En s’accoutumant à penser tout haut près de moi, elle déployait les mille gentillesses d’un cœur qui s’ouvre à la vie comme le calice d’une fleur lente-