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ÉTUDES PHILOSOPHIQUES.

le secret de sa pensée, de ses malheurs, de ses émotions ; ne vouloir connaître de sa vie que les événements matériels, c’est faire de la chronologie, l’histoire des sots !

Le ton amer avec lequel ces paroles furent prononcées frappa si vivement Émile que, dès ce moment, il prêta toute son attention à Raphaël en le regardant d’un air hébété.

— Mais, reprit le narrateur, maintenant la lueur qui colore ces accidents leur prête un nouvel aspect. L’ordre des choses que je considérais jadis comme un malheur a peut-être engendré les belles facultés dont plus tard je me suis enorgueilli. La curiosité philosophique, les travaux excessifs, l’amour de la lecture qui, depuis l’âge de sept ans jusqu’à mon entrée dans le monde, ont constamment occupé ma vie, ne m’auraient-ils pas doué de la facile puissance avec laquelle, s’il faut vous en croire, je sais rendre mes idées et marcher en avant dans le vaste champ des connaissances humaines ? L’abandon auquel j’étais condamné, l’habitude de refouler mes sentiments et de vivre dans mon cœur ne m’ont-ils pas investi du pouvoir de comparer, de méditer ? En ne se perdant pas au service des irritations mondaines qui rapetissent la plus belle âme et la réduisent à l’état de guenille, ma sensibilité ne s’est-elle pas concentrée pour devenir l’organe perfectionné d’une volonté plus haute que le vouloir de la passion ? Méconnu par les femmes, je me souviens de les avoir observées avec la sagacité de l’amour dédaigné. Maintenant, je le vois, la sincérité de mon caractère a dû leur déplaire ! Peut-être veulent-elles un peu d’hypocrisie ? Moi qui suis tour à tour, dans la même heure, homme et enfant, futile et penseur, sans préjugés et plein de superstitions, souvent femme comme elles, n’ont-elles pas dû prendre ma naïveté pour du cynisme, et la pureté même de ma pensée pour du libertinage ? La science leur était ennui, la langueur féminine faiblesse. Cette excessive mobilité d’imagination, le malheur des poètes, me faisait sans doute juger comme un être incapable d’amour, sans constance dans les idées, sans énergie. Idiot quand je me taisais, je les effarouchais peut-être quand j’essayais de leur plaire. Les femmes m’ont condamné. J’ai accepté, dans les larmes et le chagrin, l’arrêt porté par le monde. Cette peine a produit son fruit. Je voulus me venger de la société, je voulus posséder l’âme de toutes les femmes en me soumettant les intelligences, et voir tous les regards fixés sur moi quand mon nom serait prononcé par un valet à la porte d’un salon. Je m’insti-