Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 14.djvu/75

Cette page a été validée par deux contributeurs.
69
LA PEAU DE CHAGRIN

mes espérances en un regard, et lui offrais dans mon extase un amour de jeune homme qui courait au-devant des tromperies. En certains moments, j’aurais donné ma vie pour une seule nuit. Eh bien ! n’ayant jamais trouvé d’oreilles à qui confier mes propos passionnés, de regards où reposer les miens, de cœur pour mon cœur, j’ai vécu dans tous les tourments d’une impuissante énergie qui se dévorait elle-même, soit faute de hardiesse ou d’occasions, soit inexpérience. Peut-être ai-je désespéré de me faire comprendre, ou tremblé d’être trop compris. Et cependant j’avais un orage tout prêt à chaque regard poli que l’on pouvait m’adresser. Malgré ma promptitude à prendre ce regard ou des mots en apparence affectueux comme de tendres engagements, je n’ai jamais osé ni parler ni me taire à propos. À force de sentiment ma parole était insignifiante, et mon silence était stupide. J’avais sans doute trop de naïveté pour une société factice qui vit aux lumières, et rend toutes ses pensées par des phrases convenues, ou des mots que dicte la mode. Puis je ne savais point parler en me taisant, ni me taire en parlant. Enfin, gardant en moi des feux qui me brûlaient, ayant une âme semblable à celles que les femmes souhaitent de rencontrer, en proie à cette exaltation dont elles sont avides, possédant l’énergie dont se vantent les sots, toutes les femmes m’ont été traîtreusement cruelles. Aussi, admirais-je naïvement les héros de coterie quand ils célébraient leurs triomphes, sans les soupçonner de mensonge. J’avais sans doute le tort de désirer un amour sur parole, de vouloir trouver grande et forte dans un cœur de femme frivole et légère, affamée de luxe, ivre de vanité, cette passion large, cet océan qui battait tempêtueusement dans mon cœur. Oh ! se sentir né pour aimer, pour rendre une femme bien heureuse, et ne pas avoir trouvé même une courageuse et noble Marceline ou quelque vieille marquise ! Porter des trésors dans une besace et ne pouvoir rencontrer personne, pas même une enfant, quelque jeune fille curieuse, pour les lui faire admirer. J’ai souvent voulu me tuer de désespoir.

— Joliment tragique ce soir ! s’écria Émile.

— Eh ! laisse-moi condamner ma vie, répondit Raphaël. Si ton amitié n’a pas la force d’écouter mes élégies, si tu ne peux me faire crédit d’une demi-heure d’ennui, dors ! Mais ne me demande plus compte de mon suicide qui gronde, qui se dresse, qui m’appelle et que je salue. Pour juger un homme, au moins faut-il être dans