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LA PEAU DE CHAGRIN

apprendre à économiser, à connaître les choses de la vie. Dès ce soir, je vous donnerai cent francs par mois. Vous disposerez de votre argent comme il vous plaira. Voici le premier trimestre de cette année, ajouta-t-il en caressant une pile d’or, comme pour vérifier la somme. J’avoue que je fus prêt à me jeter à ses pieds, à lui déclarer que j’étais un brigand, un infâme, et… pis que cela, un menteur ! La honte me retint. J’allais l’embrasser, il me repoussa faiblement. — Maintenant, tu es un homme, mon enfant, me dit-il. Ce que je fais est une chose simple et juste dont tu ne dois pas me remercier. Si j’ai droit à votre reconnaissance, Raphaël, reprit-il d’un ton doux mais plein de dignité, c’est pour avoir préservé votre jeunesse des malheurs qui dévorent tous les jeunes gens, à Paris. Désormais, nous serons deux amis. Vous deviendrez, dans un an, docteur en droit. Vous avez, non sans quelques déplaisirs et certaines privations, acquis les connaissances solides et l’amour du travail si nécessaires aux hommes appelés à manier les affaires. Apprenez, Raphaël, à me connaître. Je ne veux faire de vous ni un avocat, ni un notaire, mais un homme d’état qui puisse devenir la gloire de notre pauvre maison. À demain ! ajouta-t-il en me renvoyant par un geste mystérieux. Dès ce jour, mon père m’initia franchement à ses projets. J’étais fils unique et j’avais perdu ma mère depuis dix ans. Autrefois, peu flatté d’avoir le droit de labourer la terre l’épée au côté, mon père, chef d’une maison historique à peu près oubliée en Auvergne, vint à Paris pour y tenter le diable. Doué de cette finesse qui rend les hommes du midi de la France si supérieurs quand elle se trouve accompagnée d’énergie, il était parvenu sans grand appui à prendre position au cœur même du pouvoir. La révolution renversa bientôt sa fortune ; mais il avait su épouser l’héritière d’une grande maison, et s’était vu sous l’empire au moment de restituer à notre famille son ancienne splendeur. La restauration, qui rendit à ma mère des biens considérables, ruina mon père. Ayant jadis acheté plusieurs terres données par l’empereur à ses généraux et situées en pays étranger, il luttait depuis dix ans avec des liquidateurs et des diplomates, avec les tribunaux prussiens et bavarois pour se maintenir dans la possession contestée de ces malheureuses dotations. Mon père me jeta dans le labyrinthe inextricable de ce vaste procès d’où dépendait notre avenir. Nous pouvions être condamnés à restituer les revenus par lui perçus,