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LA PEAU DE CHAGRIN

cet acte de confiance m’abasourdit, il me donna sa bourse et ses clefs à garder. À dix pas de moi quelques hommes jouaient. J’entendais frétiller l’or. J’avais vingt ans, je souhaitais passer une journée entière plongé dans les crimes de mon âge. C’était un libertinage d’esprit dont nous ne trouverions l’analogue ni dans les caprices de courtisane, ni dans les songes des jeunes filles. Depuis un an je me rêvais bien mis, en voiture, ayant une belle femme à mes côtés, tranchant du seigneur, dînant chez Véry, allant le soir au spectacle, décidé à ne revenir que le lendemain chez mon père, mais armé contre lui d’une aventure plus intriguée que ne l’est le Mariage de Figaro, et dont il lui aurait été impossible de se dépêtrer. J’avais estimé toute cette joie cinquante écus. N’étais-je pas encore sous le charme naïf de l’école buissonnière ? J’allai donc dans un boudoir où, seul, les yeux cuisants, les doigts tremblants, je comptai l’argent de mon père : cent écus ! Évoquées par cette somme, les joies de mon escapade apparurent devant moi, dansant comme les sorcières de Macbeth autour de leur chaudière, mais alléchantes, frémissantes, délicieuses ! Je devins un coquin déterminé. Sans écouter ni les tintements de mon oreille, ni les battements précipités de mon cœur, je pris deux pièces de vingt francs que je vois encore ! Leurs millésimes étaient effacés et la figure de Bonaparte y grimaçait. Après avoir mis la bourse dans ma poche, je revins vers une table de jeu en tenant les deux pièces d’or dans la paume humide de ma main, et je rôdai autour des joueurs comme un émouchet au-dessus d’un poulailler. En proie à des angoisses inexprimables, je jetai soudain un regard translucide autour de moi. Certain de n’être aperçu par aucune personne de connaissance, je pariai pour un petit homme gras et réjoui, sur la tête duquel j’accumulai plus de prières et de vœux qu’il ne s’en fait en mer pendant trois tempêtes. Puis, avec un instinct de scélératesse ou de machiavélisme surprenant à mon âge, j’allai me planter près d’une porte, regardant à travers les salons sans y rien voir. Mon âme et mes yeux voltigeaient autour du fatal tapis vert. De cette soirée date la première observation physiologique à laquelle j’ai dû cette espèce de pénétration qui m’a permis de saisir quelques mystères de notre double nature. Je tournais le dos à la table où se disputait mon futur bonheur, bonheur d’autant plus profond peut-être qu’il était criminel ; entre les deux joueurs et moi, il se trouvait une haie d’hommes, épaisse de qua-