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demande point de mémoires historiques. Surtout, sois aussi bref que ton ivresse te le permettra : je suis exigeant comme un lecteur, et prêt à dormir comme une femme qui lit ses vêpres.

— Pauvre sot ! dit Raphaël. Depuis quand les douleurs ne sont-elles plus en raison de la sensibilité ? Lorsque nous arriverons au degré de science qui nous permettra de faire une histoire naturelle des cœurs, de les nommer, de les classer en genres, en sous-genres, en familles, en crustacés, en fossiles, en sauriens, en microscopiques, en… que sais-je ? alors, mon bon ami, ce sera chose prouvée qu’il en existe de tendres, de délicats, comme des fleurs, et qui doivent se briser comme elles par de légers froissements auxquels certains cœurs minéraux ne sont même pas sensibles.

— Oh ! de grâce, épargne-moi ta préface, dit Émile d’un air moitié riant moitié piteux, en prenant la main de Raphaël.

LA FEMME SANS CŒUR.

Après être resté silencieux pendant un moment, Raphaël dit en laissant échapper un geste d’insouciance : — Je ne sais en vérité s’il ne faut pas attribuer aux fumées du vin et du punch l’espèce de lucidité qui me permet d’embrasser en cet instant toute ma vie comme un même tableau, où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières, les demi-teintes sont fidèlement rendues. Ce jeu poétique de mon imagination ne m’étonnerait pas, s’il n’était accompagné d’une sorte de dédain pour mes souffrances et pour mes joies passées. Vue à distance, ma vie est comme rétrécie par un phénomène moral. Cette longue et lente douleur qui a duré dix ans peut aujourd’hui se reproduire par quelques phrases dans lesquelles la douleur ne sera plus qu’une pensée, et le plaisir une réflexion philosophique. Je juge, au lieu de sentir.

— Tu es ennuyeux comme un amendement, s’écria Émile.

— C’est possible, reprit Raphaël sans murmurer. Aussi, pour ne pas abuser de tes oreilles, te ferai-je grâce des dix-sept premières années de ma vie. Jusque-là, j’ai vécu comme toi, comme mille autres, de cette vie de collège ou de lycée, dont maintenant nous nous rappelons tous avec tant de délices les malheurs fictifs et les joies réelles, à laquelle notre gastronomie blasée redemande