Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 14.djvu/59

Cette page a été validée par deux contributeurs.
54
ÉTUDES PHILOSOPHIQUES.

n’ont pas, comme toi, le bonheur de l’avoir perdu sur un échafaud. Ah ! j’aimerais bien mieux savoir le mien couché dans une fosse, à Clamart, que dans le lit d’une rivale.

Ces phrases furent prononcées d’une voix douce et mélodieuse par la plus innocente, la plus jolie et la plus gentille petite créature qui fût jamais sortie d’un œuf enchanté. Elle était arrivée à pas muets, et montrait une figure délicate, une taille grêle, des yeux bleus ravissants de modestie, des tempes fraîches et pures. Une naïade ingénue, qui s’échappe de sa source, n’est pas plus timide, plus blanche ni plus naïve. Elle paraissait avoir seize ans, ignorer le mal, ignorer l’amour, ne pas connaître les orages de la vie, et venir d’une église où elle aurait prié les anges d’obtenir avant le temps son rappel dans les cieux. À Paris seulement se rencontrent ces créatures au visage candide qui cachent la dépravation la plus profonde, les vices les plus raffinés, sous un front aussi doux, aussi tendre que la fleur d’une marguerite. Trompés d’abord par les célestes promesses écrites dans les suaves attraits de cette jeune fille, Émile et Raphaël acceptèrent le café qu’elle leur versa dans les tasses présentées par Aquilina, et se mirent à la questionner. Elle acheva de transfigurer aux yeux des deux poètes, par une sinistre allégorie, je ne sais quelle face de la vie humaine, en opposant à l’expression rude et passionnée de son imposante compagne le portrait de cette corruption froide, voluptueusement cruelle, assez étourdie pour commettre un crime, assez forte pour en rire ; espèce de démon sans cœur, qui punit les âmes riches et tendres de ressentir les émotions dont il est privé, qui trouve toujours une grimace d’amour à vendre, des larmes pour le convoi de sa victime, et de la joie le soir pour en lire le testament. Un poète eût admiré la belle Aquilina ; le monde entier devait fuir la touchante Euphrasie : l’une était l’âme du vice, l’autre le vice sans âme.

— Je voudrais bien savoir, dit Émile à cette jolie créature, si parfois tu songes à l’avenir.

— L’avenir ! répondit-elle en riant. Qu’appelez-vous l’avenir ? Pourquoi penserais-je à ce qui n’existe pas encore ? Je ne regarde jamais ni en arrière ni en avant de moi. N’est-ce pas déjà trop que de m’occuper d’une journée à la fois ? D’ailleurs, l’avenir, nous le connaissons, c’est l’hôpital.

— Comment peux-tu voir d’ici l’hôpital et ne pas éviter d’y aller ? s’écria Raphaël.