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Jusque-là, le sentiment maternel et l’amour conjugal s’étaient si bien confondus dans le cœur de cette femme, que jamais ses enfants également aimés d’elle et de son mari, ne s’étaient interposés entre eux. Mais tout à coup elle fut parfois plus mère qu’elle n’était épouse, quoiqu’elle fût plus souvent épouse que mère. Et néanmoins, quelque disposée qu’elle pût être à sacrifier sa fortune et même ses enfants au bonheur de celui qui l’avait choisie, aimée, adorée, et pour qui elle était encore la seule femme qu’il y eût au monde, les remords que lui causait la faiblesse de son amour maternel la jetaient en d’horribles alternatives. Ainsi, comme femme, elle souffrait dans son cœur ; comme mère, elle souffrait dans ses enfants ; et comme chrétienne, elle souffrait pour tous. Elle se taisait et contenait ces cruels orages dans son âme. Son mari, seul arbitre du sort de sa famille, était le maître d’en régler à son gré la destinée, il n’en devait compte qu’à Dieu. D’ailleurs, pouvait-elle lui reprocher l’emploi de sa fortune, après le désintéressement dont il avait fait preuve pendant dix années de mariage ? Était-elle juge de ses desseins ?

Mais sa conscience, d’accord avec le sentiment et les lois, lui disait que les parents étaient les dépositaires de la fortune, et n’avaient pas le droit d’aliéner le bonheur matériel de leurs enfants. Pour ne point résoudre ces hautes questions, elle aimait mieux fermer les yeux, suivant l’habitude des gens qui refusent de voir l’abîme au fond duquel ils savent devoir rouler. Depuis six mois, son mari ne lui avait plus remis d’argent pour la dépense de sa maison. Elle fit vendre secrètement à Paris les riches parures de diamants que son frère lui avait données au jour de son mariage, et introduisit la plus stricte économie dans sa maison. Elle renvoya la gouvernante de ses enfants, et même la nourrice de Jean. Jadis le luxe des voitures était ignoré de la bourgeoisie à la fois si humble dans ses mœurs, si fière dans ses sentiments ; rien n’avait donc été prévu dans la Maison Claës pour cette invention moderne, Balthazar était obligé d’avoir son écurie et sa remise dans une maison en face de la sienne ; ses occupations ne lui permettaient plus de surveiller cette partie du ménage qui regarde essentiellement les hommes ; Mme Claës supprima la dépense onéreuse des équipages et des gens que son isolement rendait inutiles, et malgré la bonté de ces raisons, elle n’essaya point de colorer ses réformes par des prétextes. Jusqu’à présent les faits avaient démenti ses paroles, et le silence était désormais ce qui convenait le