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JÉSUS-CHRIST EN FLANDRE.

nuancés de rouge qui semblaient bien près de déchaîner quelque vent furieux. La mer faisait entendre un murmure sourd, une espèce de mugissement intérieur, assez semblable à la voix d’un chien quand il ne fait que gronder. Après tout, Ostende n’était pas loin. En ce moment, le ciel et la mer offraient un de ces spectacles auxquels il est peut-être impossible à la peinture comme à la parole de donner plus de durée qu’ils n’en ont réellement. Les créations humaines veulent des contrastes puissants. Aussi les artistes demandent-ils ordinairement à la nature ses phénomènes les plus brillants, désespérant sans doute de rendre la grande et belle poésie de son allure ordinaire, quoique l’âme humaine soit souvent aussi profondément remuée dans le calme que dans le mouvement, et par le silence autant que par la tempête. Il y eut un moment où, sur la barque, chacun se tut et contempla la mer et le ciel, soit par pressentiment, soit pour obéir à cette mélancolie religieuse qui nous saisit presque tous à l’heure de la prière, à la chute du jour à l’instant où la nature se tait, où les cloches parlent. La mer jetait une lueur blanche et blafarde, mais changeante et semblable aux couleurs de l’acier. Le ciel était généralement grisâtre. À l’ouest, de longs espaces étroits simulaient des flots de sang, tandis qu’à l’orient des lignes étincelantes, marquées comme par un pinceau fin, étaient séparées par des nuages plissés comme des rides sur le front d’un vieillard. Ainsi, la mer et le ciel offraient partout un fond terne, tout en demi-teintes, qui faisait ressortir les feux sinistres du couchant. Cette physionomie de la nature inspirait un sentiment terrible. S’il est permis de glisser les audacieux tropes du peuple dans la langue écrite, on répéterait ce que disait le soldat, que le temps était en déroute, ou, ce que lui répondit le paysan, que le ciel avait la mine d’un bourreau. Le vent s’éleva tout à coup vers le couchant, et le patron, qui ne cessait de consulter la mer, la voyant s’enfler à l’horizon, s’écria : — Hau ! hau ! À ce cri, les matelots s’arrêtèrent aussitôt et laissèrent nager leurs rames.

— Le patron a raison, dit froidement Thomas quand la barque portée en haut d’une énorme vague redescendit comme au fond de la mer entr’ouverte.

À ce mouvement extraordinaire, à cette colère soudaine de l’océan, les gens de l’arrière devinrent blêmes, et jetèrent un cri terrible : — Nous périssons !