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JÉSUS-CHRIST EN FLANDRE.

tinence, en jetant des regards dédaigneux au reste de l’équipage. Une altière demoiselle tenait un faucon sur son poing, et ne parlait qu’à sa mère ou à un ecclésiastique de haut rang, leur parent sans doute. Ces personnes faisaient grand bruit et conversaient ensemble, comme si elles eussent été seules dans la barque. Néanmoins, auprès d’elles se trouvait un homme très important dans le pays, un gros bourgeois de Bruges enveloppé dans un grand manteau. Son domestique, armé jusqu’aux dents, avait mis près de lui deux sacs pleins d’argent. À côté d’eux se trouvait encore un homme de science, docteur à l’université de Louvain, flanqué de son clerc. Ces gens, qui se méprisaient les uns les autres, étaient séparés de l’avant par le banc des rameurs.

Lorsque le passager en retard mit le pied dans la barque, il jeta un regard rapide sur l’arrière, n’y vit pas de place, et alla en demander une à ceux qui se trouvaient sur l’avant du bateau. Ceux-là étaient de pauvres gens. À l’aspect d’un homme à tête nue, dont l’habit et le haut-de-chausses en camelot brun, dont le rabat en toile de lin empesé n’avaient aucun ornement, qui ne tenait à la main ni toque ni chapeau, sans bourse ni épée à la ceinture, tous le prirent pour un bourgmestre sûr de son autorité, bourgmestre bon homme et doux comme quelques-uns de ces vieux Flamands dont la nature et le caractère ingénus nous ont été si bien conservés par les peintres du pays. Les pauvres passagers accueillirent alors l’inconnu par des démonstrations respectueuses qui excitèrent des railleries chuchotées entre les gens de l’arrière. Un vieux soldat, homme de peine et de fatigue, donna sa place sur le banc à l’étranger s’assit au bord de la barque, et s’y maintint en équilibre par la manière dont il appuya ses pieds contre une de ces traverses de bois qui semblables aux arêtes d’un poisson servent à lier les planches des bateaux. Une jeune femme, mère d’un petit enfant, et qui paraissait appartenir à la classe ouvrière d’Ostende, se recula pour faire assez de place au nouveau venu. Ce mouvement n’accusa ni servilité, ni dédain. Ce fut un de ces témoignages d’obligeance par lesquels les pauvres gens, habitués à connaître le prix d’un service et les délices de la fraternité, révèlent la franchise et le naturel de leurs âmes, si naïves dans l’expression de leurs qualités et de leurs défauts ; aussi l’étranger les remercia-t-il par un geste plein de noblesse. Puis il s’assit entre cette jeune mère et le vieux soldat. Derrière lui se trouvaient un paysan