Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 14.djvu/203

Cette page a été validée par deux contributeurs.
195
LA PEAU DE CHAGRIN

expectante ; mais pour pratiquer celle-ci avec succès, il faudrait connaître son malade depuis dix ans. Il y a au fond de la médecine négation comme dans toutes les sciences. Tâche donc de vivre sagement, essaie d’un voyage en Savoie ; le mieux est et sera toujours de se confier à la nature.

Raphaël partit pour les eaux d’Aix.

Au retour de la promenade et par une belle soirée d’été, quelques-unes des personnes venues aux eaux d’Aix se trouvèrent réunies dans les salons du Cercle. Assis près d’une fenêtre et tournant le dos à l’assemblée, Raphaël resta long-temps seul, plongé dans une de ces rêveries machinales durant lesquelles nos pensées naissent, s’enchaînent, s’évanouissent sans revêtir de formes, et passent en nous comme de légers nuages à peine colorés. La tristesse est alors douce, la joie est vaporeuse, et l’âme est presque endormie. Se laissant aller à cette vie sensuelle, Valentin se baignait dans la tiède atmosphère du soir en savourant l’air pur et parfumé des montagnes, heureux de ne sentir aucune douleur et d’avoir enfin réduit au silence sa menaçante Peau de chagrin. Au moment où les teintes rouges du couchant s’éteignirent sur les cimes, la température fraîchit, il quitta sa place en poussant la fenêtre.

— Monsieur, lui dit une vieille dame, auriez-vous la complaisance de ne pas fermer la croisée ? Nous étouffons.

Cette phrase déchira le tympan de Raphaël par des dissonances d’une aigreur singulière ; elle fut comme le mot que lâche imprudemment un homme à l’amitié duquel nous voulions croire, et qui détruit quelque douce illusion de sentiment en trahissant un abîme d’égoïsme. Le marquis jeta sur la vieille femme le froid regard d’un diplomate impassible, il appela un valet, et lui dit sèchement quand il arriva : — Ouvrez cette fenêtre !

À ces mots, une surprise insolite éclata sur tous les visages. L’assemblée se mit à chuchoter, en regardant le malade d’un air plus ou moins expressif, comme s’il eût commis quelque grave impertinence. Raphaël, qui n’avait pas entièrement dépouillé sa primitive timidité de jeune homme, eut un mouvement de honte ; mais il secoua sa torpeur, reprit son énergie et se demanda compte à lui-même de cette scène étrange. Soudain un rapide mouvement anima son cerveau : le passé lui apparut dans une vision distincte où les causes du sentiment qu’il inspirait saillirent en relief comme les veines d’un cadavre dont, par quelque savante injection, les