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ÉTUDES PHILOSOPHIQUES.

Palais-Royal, alla jusqu’à la rue Saint-Honoré, prit le chemin des Tuileries et traversa le jardin d’un pas irrésolu. Il marchait comme au milieu d’un désert, coudoyé par des hommes qu’il ne voyait pas, n’écoutant à travers les clameurs populaires qu’une seule voix, celle de la mort ; enfin perdu dans une engourdissante méditation, semblable à celle dont jadis étaient saisis les criminels qu’une charrette conduisait du Palais à la Grève, vers cet échafaud, rouge de tout le sang versé depuis 1793. Il existe je ne sais quoi de grand et d’épouvantable dans le suicide. Les chutes d’une multitude de gens sont sans danger, comme celles des enfants qui tombent de trop bas pour se blesser ; mais quand un grand homme se brise, il doit venir de bien haut, s’être élevé jusqu’aux cieux, avoir entrevu quelque paradis inaccessible. Implacables doivent être les ouragans qui le forcent à demander la paix de l’âme à la bouche d’un pistolet. Combien de jeunes talents confinés dans une mansarde s’étiolent et périssent faute d’un ami, faute d’une femme consolatrice, au sein d’un million d’êtres, en présence d’une foule lassée d’or et qui s’ennuie. À cette pensée, le suicide prend des proportions gigantesques. Entre une mort volontaire et la féconde espérance dont la voix appelait un jeune homme à Paris, Dieu seul sait combien se heurtent de conceptions, de poésies abandonnées, de désespoirs et de cris étouffés, de tentatives inutiles et de chefs-d’œuvre avortés. Chaque suicide est un poème sublime de mélancolie. Où trouverez-vous, dans l’océan des littératures, un livre surnageant qui puisse lutter de génie avec ces lignes : Hier, à quatre heures, une jeune femme s’est jetée dans la Seine du haut du Pont-des-Arts. Devant ce laconisme parisien, les drames, les romans, tout pâlit, même ce vieux frontispice : Les lamentations du glorieux roi de Kaërnavan, mis en prison par ses enfants ; dernier fragment d’un livre perdu, dont la seule lecture faisait pleurer ce Sterne, qui lui-même délaissait sa femme et ses enfants. L’inconnu fut assailli par mille pensées semblables, qui passaient en lambeaux dans son âme, comme des drapeaux déchirés voltigent au milieu d’une bataille. S’il déposait pendant un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs pour s’arrêter devant quelques fleurs dont les têtes étaient mollement balancées par la brise parmi les massifs de verdure, bientôt saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux au ciel : là, des nuages gris, des bouffées de vent