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LA PEAU DE CHAGRIN

trouble, ce qui signifie or et pierreries d’outre-mer. Ces paroles amicales et vides, semblables aux vagues chansons avec lesquelles une mère endort les douleurs de son enfant, me rendirent une sorte de calme. L’accent et le regard de la bonne femme exhalaient cette douce cordialité qui n’efface pas le chagrin, mais qui l’apaise, qui le berce et l’émousse. Plus perspicace que sa mère, Pauline m’examinait avec inquiétude, ses yeux intelligents semblaient deviner ma vie et mon avenir. Je remerciai par une inclination de tête la mère et la fille ; puis je me sauvai, craignant de m’attendrir. Quand je me trouvai seul sous mon toit, je me couchai dans mon malheur. Ma fatale imagination me dessina mille projets sans base et me dicta des résolutions impossibles. Quand un homme se traîne dans les décombres de sa fortune, il y rencontre encore quelques ressources ; mais j’étais dans le néant. Ah ! mon cher, nous accusons trop facilement la misère. Soyons indulgents pour les effets du plus actif de tous les dissolvants sociaux : où règne la misère, il n’existe plus ni pudeur, ni crimes, ni vertus, ni esprit. J’étais alors sans idées, sans force, comme une jeune fille tombée à genoux devant un tigre. Un homme sans passion et sans argent reste maître de sa personne ; mais un malheureux qui aime ne s’appartient plus et ne peut pas se tuer. L’amour nous donne une sorte de religion pour nous-mêmes, nous respectons en nous une autre vie ; il devient alors le plus horrible des malheurs, le malheur avec une espérance, une espérance qui vous fait accepter des tortures. Je m’endormis avec l’idée d’aller le lendemain confier à Rastignac la singulière détermination de Fœdora. — Ah ! ah ! me dit Rastignac en me voyant entrer chez lui dès neuf heures du matin, je sais ce qui t’amène, tu dois être congédié par Fœdora. Quelques bonnes âmes jalouses de ton empire sur la comtesse ont annoncé votre mariage. Dieu sait les folies que tes rivaux t’ont prêtées et les calomnies dont tu as été l’objet ! — Tout s’explique, m’écriai-je. Je me souvins de toutes mes impertinences et trouvai la comtesse sublime. À mon gré, j’étais un infâme qui n’avait pas encore assez souffert, et je ne vis plus dans son indulgence que la patiente charité de l’amour. — N’allons pas si vite, me dit le prudent Gascon. Fœdora possède la pénétration naturelle aux femmes profondément égoïstes : elle t’aura jugé peut-être au moment où tu ne voyais encore en elle que sa fortune et son luxe ; en dépit de ton adresse, elle aura lu dans ton âme. Elle est assez