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— Seriez-vous des Chouans ? s’écria l’homme aux trois cents écus dont l’opulente peau de bique couvrait un pantalon de bon drap et une veste fort propre qui annonçaient quelque riche cultivateur. Par l’âme de saint Robespierre, je jure que vous seriez mal reçus.

Puis, il promena ses yeux gris du conducteur au voyageur, en leur montrant deux pistolets à sa ceinture.

— Les Bretons n’ont pas peur de cela, dit avec dédain le recteur. D’ailleurs avons-nous l’air d’en vouloir à votre argent ?

Chaque fois que le mot argent était prononcé, le conducteur devenait taciturne, et le recteur avait précisément assez d’esprit pour douter que le patriote eût des écus et pour croire que leur guide en portait.

— Es-tu chargé aujourd’hui, Coupiau ? demanda l’abbé.

— Oh ! monsieur Gudin, je n’ai quasiment rin, répondit le conducteur.

L’abbé Gudin ayant interrogé la figure du patriote et celle de Coupiau, les trouva, pendant cette réponse, également imperturbables.

— Tant mieux pour toi, répliqua le patriote, je pourrai prendre alors mes mesures pour sauver mon avoir en cas de malheur.

Une dictature si despotiquement réclamée révolta Coupiau, qui reprit brutalement : — Je suis le maître de ma voiture, et pourvu que je vous conduise…

— Es-tu patriote, es-tu Chouan ? lui demanda vivement son adversaire en l’interrompant.

— Ni l’un ni l’autre, lui répondit Coupiau. Je suis postillon, et Breton qui plus est ; partant, je ne crains ni les Bleus ni les gentilshommes.

— Tu veux dire les gens-pille-hommes, reprit le patriote avec ironie.

— Ils ne font que reprendre ce qu’on leur a ôté, dit vivement le recteur.

Les deux voyageurs se regardèrent, s’il est permis d’emprunter ce terme à la conversation, jusque dans le blanc des yeux. Il existait au fond de la voiture un troisième voyageur qui gardait, au milieu de ces débats, le plus profond silence. Le conducteur, le patriote et même Gudin ne faisaient aucune attention à ce muet personnage. C’était en effet un de ces voyageurs incommodes et peu