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des sentiments passagers, la religion les rend durables. Le patriotisme est un oubli momentané de l’intérêt personnel, tandis que le christianisme est un système complet d’opposition aux tendances dépravées de l’homme.

— Cependant, monsieur, pendant les guerres de la Révolution, le patriotisme…

— Oui, pendant la Révolution nous avons fait des merveilles, dit Benassis en interrompant Genestas ; mais vingt ans après, en 1814, notre patriotisme était déjà mort ; tandis que la France et l’Europe se sont jetées sur l’Asie douze fois en cent ans, poussées par une pensée religieuse.

— Peut-être, dit le juge de paix, est-il facile d’atermoyer les intérêts matériels qui engendrent les combats de peuple à peuple ; tandis que les guerres entreprises pour soutenir des dogmes, dont l’objet n’est jamais précis, sont nécessairement interminables.

— Hé ! bien, monsieur, vous ne servez pas le poisson, dit Jacquotte, qui aidée par Nicolle avait enlevé les assiettes.

Fidèle à ses habitudes, la cuisinière apportait chaque plat l’un après l’autre, coutume qui a l’inconvénient d’obliger les gourmands à manger considérablement, et de faire délaisser les meilleures choses par les gens sobres dont la faim s’est apaisée sur les premiers mets.

— Oh ! messieurs, dit le prêtre au juge de paix, comment pouvez-vous avancer que les guerres de religion n’avaient pas de but précis ? Autrefois la religion était un lien si puissant dans les sociétés, que les intérêts matériels ne pouvaient se séparer des questions religieuses. Aussi chaque soldat savait-il très-bien pourquoi il se battait…

— Si l’on s’est tant battu pour la religion, dit Genestas, il faut donc que Dieu en ait bien imparfaitement bâti l’édifice. Une institution divine ne doit-elle pas frapper les hommes par son caractère de vérité ?

Tous les convives regardèrent le curé.

— Messieurs, dit monsieur Janvier, la religion se sent et ne se définit pas. Nous ne sommes juges ni des moyens ni de la fin du Tout-Puissant.

— Alors, selon vous, il faut croire à tous vos salamalek, dit Genestas avec la bonhomie d’un militaire qui n’avait jamais pensé à Dieu.