Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 13.djvu/235

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peut faire un comte de Bauvan ; mais vous, monsieur, soyez digne de votre avenir et quittez-moi sans regret. La courtisane, voyez-vous, serait trop exigeante, elle vous aimerait tout autrement que la jeune enfant simple et naïve qui s’est senti au cœur pendant un moment la délicieuse espérance de pouvoir être votre compagne, de vous rendre toujours heureux, de vous faire honneur, de devenir une noble, une grande épouse, et qui a puisé dans ce sentiment le courage de ranimer sa mauvaise nature de vice et d’infamie, afin de mettre entre elle et vous une éternelle barrière. Je vous sacrifie honneur et fortune. L’orgueil que me donne ce sacrifice me soutiendra dans ma misère, et le destin peut disposer de mon sort à son gré. Je ne vous livrerai jamais. Je retourne à Paris. Là, votre nom sera pour moi tout un autre moi-même, et la magnifique valeur que vous saurez lui imprimer me consolera de tous mes chagrins. Quant à vous, vous êtes homme, vous m’oublierez. Adieu.

Elle s’élança dans la direction des vallées de Saint-Sulpice, et disparut avant que le marquis se fût levé pour la retenir ; mais elle revint sur ses pas, profita des cavités d’une roche pour se cacher, leva la tête, examina le marquis avec une curiosité mêlée de doute, et le vit marchant sans savoir où il allait, comme un homme accablé.

— Serait-ce donc une tête faible ?… se dit-elle lorsqu’il eut disparu et qu’elle se sentit séparée de lui. Me comprendra-t-il ?

Elle tressaillit. Puis tout à coup elle se dirigea seule vers Fougères à grands pas, comme si elle eût craint d’être suivie par le marquis dans cette ville où il aurait trouvé la mort.

— Eh ! bien, Francine, que t’a-t-il dit ?… demanda-t-elle à sa fidèle Bretonne lorsqu’elles furent réunies.

— Hélas ! Marie, il m’a fait pitié. Vous autres grandes dames, vous poignardez un homme à coups de langue.

— Comment donc était-il en t’abordant ?

— Est-ce qu’il m’a vue ? Oh ! Marie, il t’aime !

— Oh ! il m’aime ou il ne m’aime pas ! répondit-elle, deux mots qui pour moi sont le paradis ou l’enfer. Entre ces deux extrêmes, je ne trouve pas une place où je puisse poser mon pied.

Après avoir ainsi accompli son terrible destin, Marie put s’abandonner à toute sa douleur, et sa figure, jusque-là soutenue par tant de sentiments divers, s’altéra si rapidement, qu’après une journée pendant laquelle elle flotta sans cesse entre un pressentiment de