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qu’elle y vit, une sympathie soudaine pour les moindres meubles qu’elle s’appropria tout à coup comme s’ils lui eussent été connus depuis long-temps ; détails vulgaires, mais qui ne sont pas indifférents à la peinture de ces caractères exceptionnels. Il semblait qu’un rêve l’eût familiarisée par avance avec cette demeure où elle vécut de sa haine comme elle y aurait vécu de son amour.

— Je n’ai pas du moins, se disait-elle, excité en lui cette insultante pitié qui tue, je ne lui dois pas la vie. Ô mon premier, mon seul et mon dernier amour, quel dénoûment ! Elle s’élança d’un bond sur Francine effrayée : — Aimes-tu ? Oh ? oui, tu aimes, je m’en souviens. Ah ! je suis bien heureuse d’avoir auprès de moi une femme qui me comprenne. Eh bien ! ma pauvre Francette, l’homme ne te semble-t-il pas une effroyable créature ? Hein, il disait m’aimer, et il n’a pas résisté à la plus légère des épreuves. Mais si le monde entier l’avait repoussé, pour lui mon âme eût été un asile ; si l’univers l’avait accusé, je l’aurais défendu. Autrefois, je voyais le monde rempli d’êtres qui allaient et venaient, ils ne m’étaient qu’indifférents ; le monde était triste et non pas horrible ; mais maintenant, qu’est le monde sans lui ? Il va donc vivre sans que je sois près de lui, sans que je le voie, que je lui parle, que je le sente, que je le tienne, que je le serre… Ah ! je l’égorgerai plutôt moi-même dans son sommeil.

Francine épouvantée la contempla un moment en silence.

— Tuer celui qu’on aime ?… dit-elle d’une voix douce.

— Ah ! certes, quand il n’aime plus.

Mais après ces épouvantables paroles elle se cacha le visage dans ses mains, se rassit et garda le silence.

Le lendemain, un homme se présenta brusquement devant elle sans être annoncé. Il avait un visage sévère. C’était Hulot. Elle leva les yeux et frémit.

— Vous venez, dit-elle, me demander compte de vos amis ? Ils sont morts.

— Je le sais, répondit-il. Ce n’est pas au service de la République.

— Pour moi et par moi, reprit-elle. Vous allez me parler de la patrie ! La patrie rend-elle la vie à ceux qui meurent pour elle, les venge-t-elle seulement ? Moi, je les vengerai, s’écria-t-elle. Les lugubres images de la catastrophe dont elle avait été la victime s’étant tout à coup développées à son imagination, cet être gracieux