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d’une créature avec laquelle on a trafiqué de votre tête ; mais puisqu’elle est assez sotte pour s’amouracher de vous, au lieu de faire son métier, n’allez pas vous conduire en enfant, et feignez de l’aimer jusqu’à ce que nous ayons gagné la Vivetière… Une fois là !…

— Mais l’aimerait-il donc déjà ?… se dit-elle en voyant le marquis à sa place dans la voiture, dans l’attitude d’un homme endormi.

La calèche roula sourdement sur le sable de la route. Au premier regard que mademoiselle de Verneuil jeta autour d’elle, tout lui parut avoir changé. La mort se glissait déjà dans son amour. Ce n’était peut-être que des nuances ; mais aux yeux de toute femme qui aime, ces nuances sont aussi tranchées que de vives couleurs. Francine avait compris, par le regard de Marche-à-terre, que le destin de mademoiselle de Verneuil sur laquelle elle lui avait ordonné de veiller, était entre d’autres mains que les siennes, et offrait un visage pâle, sans pouvoir retenir ses larmes quand sa maîtresse la regardait. La dame inconnue cachait mal sous de faux sourires la malice d’une vengeance féminine, et le subit changement que son obséquieuse bonté pour mademoiselle de Verneuil introduisit dans son maintien, dans sa voix et sa physionomie, était de nature à donner des craintes à une personne perspicace.

Aussi mademoiselle de Verneuil frissonna-t-elle par instinct en se demandant : — Pourquoi frissonné-je ?… C’est sa mère. Mais elle trembla de tous ses membres en se disant tout à coup : — Est-ce bien sa mère ? Elle vit un abîme qu’un dernier coup d’œil jeté sur l’inconnu acheva d’éclairer. — Cette femme l’aime ! pensa-t-elle. Mais pourquoi m’accabler de prévenances, après m’avoir témoigné tant de froideur ? Suis-je perdue ? Aurait-elle peur de moi ?

Quant au marquis, il pâlissait, rougissait tour à tour, et gardait une attitude calme en baissant les yeux pour dérober les étranges émotions qui l’agitaient. Une compression violente détruisait la gracieuse courbure de ses lèvres, et son teint jaunissait sous les efforts d’une orageuse pensée. Mademoiselle de Verneuil ne pouvait même plus deviner s’il y avait encore de l’amour dans sa fureur. Le chemin, flanqué de bois en cet endroit, devint sombre et empêcha ces muets acteurs de s’interroger des yeux. Le murmure du vent, le bruissement des touffes d’arbres, le bruit des pas mesurés de l’escorte, donnèrent à cette scène ce caractère solennel qui accélère les battements du cœur. Mademoiselle de Verneuil ne pouvait pas chercher en vain la cause de ce changement. Le souvenir de