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cour d’assises supérieure. Quant au poêle qui sert à chauffer la salle des séances, il déshonorerait un café du boulevard Montparnasse. Le cabinet du procureur général est pratiqué dans un pavillon octogone qui flanque le corps de la galerie marchande, et pris récemment, par rapport à l’âge du Palais, sur le terrain du préau attenant au quartier des femmes. Toute cette partie du Palais de Justice est obombrée par les hautes et magnifiques constructions de la Sainte-Chapelle. Aussi est-ce sombre et silencieux.

Monsieur de Grandville, digne successeur des grands magistrats du vieux Parlement, n’avait pas voulu quitter le Palais sans une solution dans l’affaire de Lucien. Il attendait des nouvelles de Camusot, et le message du juge le plongea dans cette rêverie involontaire que l’attente cause aux esprits les plus fermes. Il était assis dans l’embrasure de la croisée de son cabinet, il se leva, se mit à marcher de long en long, car il avait trouvé le matin Camusot, sur le passage duquel il s’était mis, peu compréhensif, il avait des inquiétudes vagues, il souffrait. Voici pourquoi : la dignité de ses fonctions lui défendait d’attenter à l’indépendance absolue du magistrat inférieur, et il s’agissait dans ce procès de l’honneur, de la considération de son meilleur ami, de l’un de ses plus chauds protecteurs, le comte de Sérisy, ministre d’État, membre du conseil privé, le vice-président du Conseil-d’État, le futur chancelier de France, au cas où le noble vieillard qui remplissait ces augustes fonctions viendrait à mourir. Monsieur de Sérisy avait le malheur d’adorer sa femme quand même, il la couvrait toujours de sa protection ; or, le procureur général devinait bien l’affreux tapage que ferait, dans le monde et à la cour, la culpabilité d’un homme dont le nom avait été si souvent marié malignement à celui de la comtesse.

— Ah ! se disait-il en se croisant les bras, autrefois le pouvoir avait la ressource des évocations… Notre manie d’égalité (il n’osait pas dire de légalité, comme l’a courageusement avoué dernièrement un poète à la Chambre) tuera ce temps-ci…

Ce digne magistrat connaissait l’entraînement et les malheurs des attachements illicites. Esther et Lucien avaient repris, comme on l’a vu, l’appartement où le comte de Grandville avait vécu maritalement et secrètement avec mademoiselle de Bellefeuille, et d’où elle s’était enfuie un jour, enlevée par un misérable (Voir Un Double Ménage, Scènes de la vie privée).