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Je suis venu à vous, Alain, comme à la seule personne par laquelle je pusse être apprécié. Cinquante louis, vous ai-je dit, seraient perdus ; mais cent, je vous les rendrai. Je n’ai point pris de terme ; car puis-je savoir le jour où j’aurai fini ma longue lutte avec la misère ? Vous étiez mon dernier ami. Tous mes amis, même notre vieux patron Bordin, me méprisaient par cela même que je leur empruntais de l’argent. Oh ! vous ne savez pas, Alain, la cruelle sensation qui étreint le cœur d’un honnête homme aux prises avec le malheur, quand il entre chez quelqu’un pour lui demander secours !… et tout ce qui s’ensuit ! je souhaite que vous ne la connaissiez jamais ; elle est plus affreuse que l’angoisse de la mort. Vous m’avez écrit des lettres qui, de moi, dans la même situation, vous eussent semblé bien odieuses. Vous avez attendu de moi des choses qui n’étaient point en mon pouvoir. Vous êtes le seul auprès de qui je viens me justifier. Malgré vos rigueurs, et quoique d’ami vous vous soyez métamorphosé en créancier le jour où Bordin m’a demandé un titre pour vous, démentant ainsi le sublime contrat que nous avons fait, là, en nous serrant la main et en échangeant nos larmes ; eh ! bien, je ne me suis souvenu que de cette matinée. À cause de cette heure, je viens vous dire : « Vous ne connaissez pas le malheur, ne l’accusez pas ! » Je n’ai eu ni une heure ni une seconde pour écrire et vous répondre ! Peut-être auriez-vous désiré que je vinsse vous cajoler ?… Autant vaudrait demander à un lièvre fatigué par les chiens et les chasseurs de se reposer dans une clairière et d’y brouter l’herbe ! Je n’ai pas eu de billet pour vous, non ; je n’en ai pas eu assez pour les exigences de ceux de qui mon sort dépendait. Novice au théâtre, j’ai été la proie des musiciens, des acteurs, des chanteurs, de l’orchestre. Pour pouvoir partir et acheter ce dont ma famille a besoin là-bas, j’ai vendu les Péruviens au directeur, avec deux autres pièces que j’avais en portefeuille. Je pars pour la Hollande sans un sou. Je mangerai du pain sur la route, jusqu’à ce que j’aie atteint Flessingue. Mon voyage est payé, voilà tout. Sans la pitié de mon hôtesse, qui a confiance en moi, j’aurais été obligé de voyager à pied, le sac sur le dos. Donc, malgré vos doutes sur moi, comme sans vous je n’aurais pu envoyer mon beau-père et ma femme à New-York, ma reconnaissance reste entière. Non, monsieur Alain, je n’oublierai pas que les cent louis que vous m’avez prêtés vous donneraient aujourd’hui quinze cents francs de rentes. — Je voudrais vous croire, Mongenod, dis-je