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sauvé par une division envoyée à son secours. On est en fuite. Enfin la ligne d’opérations de Mélas est coupée. — De quand le combat ? demanda Carnot. — Le huit, dit Lucien. — Nous sommes le treize, reprit le savant ministre ; eh ! bien, selon toute apparence, les destinées de la France se jouent au moment où nous causons. (En effet, la bataille de Marengo commença le quatorze juin, à l’aube.) — Quatre jours d’attente mortelle ! dit Lucien. — Mortelle ? reprit le ministre des Relations Extérieures froidement et d’un air interrogatif. — Quatre jours, dit Fouché. — Un témoin oculaire m’a certifié que les deux consuls n’apprirent ces détails qu’au moment où les six personnages rentrèrent au salon. Il était alors quatre heures du matin. Fouché partit le premier. Voici ce que fit, avec une infernale et sourde activité, ce génie ténébreux, profond, extraordinaire, peu connu, mais qui avait bien certainement un génie égal à celui de Philippe II, à celui de Tibère et de Borgia. Sa conduite, lors de l’affaire de Walcheren, a été celle d’un militaire consommé, d’un grand politique, d’un administrateur prévoyant. C’est le seul ministre que Napoléon ait eu. Vous savez qu’alors il a épouvanté Napoléon. Fouché, Masséna et le prince sont les trois plus grands hommes, les plus fortes têtes, comme diplomatie, guerre et gouvernement, que je connaisse ; si Napoléon les avait franchement associés à son œuvre, il n’y aurait plus d’Europe, mais un vaste empire français. Fouché ne s’est détaché de Napoléon qu’en voyant Sieyès et le prince de Talleyrand mis de côté. Dans l’espace de trois jours, Fouché, tout en cachant la main qui remuait les cendres de ce foyer, organisa cette angoisse générale qui pesa sur toute la France et ranima l’énergie républicaine de 1793. Comme il faut éclaircir ce coin obscur de notre histoire, je vous dirai que cette agitation, partie de lui qui tenait tous les fils de l’ancienne Montagne, produisit les complots républicains par lesquels la vie du premier Consul fut menacée après sa victoire de Marengo. Ce fut la conscience qu’il avait du mal dont il était l’auteur qui lui donna la force de signaler à Bonaparte, malgré l’opinion contraire de celui-ci, les républicains comme plus mêlés que les royalistes à ces entreprises. Fouché connaissait admirablement les hommes ; il compta sur Sieyès à cause de son ambition trompée, sur monsieur de Talleyrand parce qu’il était un grand seigneur, sur Carnot à cause de sa profonde honnêteté ; mais il redoutait notre homme de ce soir, et voici comment il l’entortilla. Il n’était que Malin