Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/403

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Il était écrit là-haut, dit Michu, que le chien de garde devait être tué à la même place que ses vieux maîtres !

La dernière heure se passa rapidement. Michu, au moment de partir, n’osait demander d’autre faveur que de baiser la main de mademoiselle de Cinq-Cygne, mais elle lui tendit ses joues et se laissa saintement embrasser par cette noble victime. Michu refusa de monter en charrette.

— Les innocents doivent aller à pied ! dit-il.

Il ne voulut pas que l’abbé Goujet lui donnât le bras, il marcha dignement et résolument jusqu’à l’échafaud. Au moment de se coucher sur la planche, il dit à l’exécuteur, en le priant de rabattre sa redingote qui lui montait sur le cou : — Mon habit vous appartient, tâchez de ne pas l’entamer.

À peine les quatre gentilshommes eurent-ils le temps de voir mademoiselle de Cinq-Cygne. Un planton du général commandant la Division militaire leur apporta des brevets de sous-lieutenants dans le même régiment de cavalerie, avec l’ordre de rejoindre aussitôt à Bayonne le dépôt de leur corps. Après des adieux déchirants, car ils eurent tous un pressentiment de l’avenir, mademoiselle de Cinq-Cygne rentra dans son château désert.

Les deux frères moururent ensemble sous les yeux de l’Empereur, à Sommo-Sierra, l’un défendant l’autre, tous deux déjà chefs d’escadron. Leur dernier mot fut : — Laurence, cy meurs !

L’aîné des d’Hauteserre mourut colonel à l’attaque de la redoute de la Moskowa, où son frère prit sa place.

Adrien, nommé général de brigade à la bataille de Dresde, y fut grièvement blessé et put revenir se faire soigner à Cinq-Cygne. En essayant de sauver ce débris des quatre gentilshommes qu’elle avait vus un moment autour d’elle, la comtesse, alors âgée de trente-deux ans, l’épousa ; mais elle lui offrit un cœur flétri qu’il accepta : les gens qui aiment ne doutent de rien, ou doutent de tout.

La Restauration trouva Laurence sans enthousiasme, les Bourbons venaient trop tard pour elle ; néanmoins, elle n’eut pas à se plaindre : son mari, nommé pair de France avec le titre de marquis de Cinq-Cygne, devint lieutenant général en 1816, et fut récompensé par le cordon bleu des éminents services qu’il rendit alors.

Le fils de Michu, de qui Laurence prit soin comme de son propre enfant, fut reçu avocat en 1816. Après avoir exercé pendant deux ans sa profession, il fut nommé juge suppléant au tribunal d’Alen-