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Néanmoins il fut bien difficile aux deux voyageurs de ne pas apercevoir l’immense mouvement d’hommes et de choses dans lequel ils entrèrent, une fois en Prusse. La campagne d’Iéna était commencée. Laurence et le marquis voyaient les magnifiques divisions de l’armée française s’allongeant et paradant comme aux Tuileries. Dans ces déploiements de la splendeur militaire, qui ne peuvent se dépeindre qu’avec les mots et les images de la Bible, l’homme qui animait ces masses prit des proportions gigantesques dans l’imagination de Laurence. Bientôt, les mots de victoire retentirent à son oreille. Les armées impériales venaient de remporter deux avantages signalés. Le prince de Prusse avait été tué la veille du jour où les deux voyageurs arrivèrent à Saalfeld, tâchant de rejoindre Napoléon qui allait avec la rapidité de la foudre. Enfin, le 13 octobre, date de mauvais augure, mademoiselle de Cinq-Cygne longeait une rivière au milieu des corps de la Grande-Armée, ne voyant que confusion, renvoyée d’un village à l’autre et de division en division, épouvantée de se voir seule avec un vieillard, ballottée dans un océan de cent cinquante mille hommes, qui en visaient cent cinquante mille autres. Fatiguée de toujours apercevoir cette rivière par-dessus les haies d’un chemin boueux qu’elle suivait sur une colline, elle en demanda le nom à un soldat.

— C’est la Saale, dit-il en lui montrant l’armée prussienne groupée par grandes masses de l’autre côté de ce cours d’eau.

La nuit venait, Laurence voyait s’allumer des feux et briller des armes. Le vieux marquis, dont l’intrépidité fut chevaleresque, conduisait lui-même, à côté de son nouveau domestique, deux bons chevaux achetés la veille. Le vieillard savait bien qu’il ne trouverait ni postillons ni chevaux, en arrivant sur un champ de bataille. Tout à coup l’audacieuse calèche, objet de l’étonnement de tous les soldats, fut arrêtée par un gendarme de la gendarmerie de l’armée qui vint à bride abattue sur le marquis en lui criant : — Qui êtes-vous ? où allez-vous ? que demandez-vous ?

— L’Empereur, dit le marquis de Chargebœuf, j’ai une dépêche importante des ministres pour le grand maréchal Duroc.

— Eh bien ! vous ne pouvez pas rester là, dit le gendarme.

Mademoiselle de Cinq-Cygne et le marquis furent d’autant plus obligés de rester là que le jour allait cesser.

— Où sommes-nous ? dit mademoiselle de Cinq-Cygne en arrêtant