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à Strasbourg vos Sosies à votre place, gagnez la Prusse par la Suisse et par la Bavière. Pas un mot et de la prudence. Vous avez la Police contre vous, et vous ne savez pas ce que c’est que la Police !…

Mademoiselle de Cinq-Cygne offrit à Robert Lefebvre une somme suffisante pour le déterminer à venir à Troyes faire le portrait de Michu, et monsieur de Grandville promit à ce peintre, alors célèbre, toutes les facilités possibles. Monsieur de Chargebœuf partit dans son vieux berlingot avec Laurence et avec un domestique qui parlait allemand. Mais, vers Nancy, il rejoignit Gothard et mademoiselle Goujet qui les avaient précédés dans une excellente calèche, il leur prit cette calèche et leur donna le berlingot. Le ministre avait raison. À Strasbourg, le Commissaire général de police refusa de viser le passe-port des voyageurs, en leur opposant des ordres absolus. En ce moment même, le marquis et Laurence sortaient de France par Besançon avec les passe-ports diplomatiques. Laurence traversa la Suisse dans les premiers jours du mois d’octobre, sans accorder la moindre attention à ces magnifiques pays. Elle était au fond de la calèche dans l’engourdissement où tombe le criminel quand il sait l’heure de son supplice. Toute la nature se couvre alors d’une vapeur bouillante, et les choses les plus vulgaires prennent une tournure fantastique. Cette pensée : « — Si je ne réussis pas, ils se tuent, » retombait sur son âme comme, dans le supplice de la roue, tombait jadis la barre du bourreau sur les membres du patient. Elle se sentait de plus en plus brisée, elle perdait toute son énergie dans l’attente du cruel moment, décisif et rapide, où elle se trouverait face à face avec l’homme de qui dépendait le sort des quatre gentilshommes. Elle avait pris le parti de se laisser aller à son affaissement pour ne pas dépenser inutilement son énergie. Incapable de comprendre ce calcul des âmes fortes et qui se traduit diversement à l’extérieur, car dans ces attentes suprêmes certains esprits supérieurs s’abandonnent à une gaieté surprenante, le marquis avait peur de ne pas amener Laurence vivante jusqu’à cette rencontre solennelle seulement pour eux, mais qui certes dépassait les proportions ordinaires de la vie privée. Pour Laurence, s’humilier devant cet homme, objet de sa haine et de son mépris, emportait la mort de tous ses sentiments généreux,

— Après cela, dit-elle, la Laurence qui survivra ne ressemblera plus à celle qui va périr.