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garde champêtre de Gondreville, elle prit alors le parti d’aller droit à lui.

— Vous êtes bien matinale, madame Michu ? lui dit-il en l’accostant.

— Nous sommes si malheureux, répondit-elle, que je suis forcée de faire l’ouvrage d’une servante ; je vais à Bellache y chercher des graines.

— Vous n’avez donc point de graines à Cinq-Cygne ? dit le garde.

Marthe ne répondit pas. Elle continua sa route, et, en arrivant à la ferme de Bellache, elle pria Beauvisage de lui donner plusieurs graines pour semence, en lui disant que monsieur d’Hauteserre lui avait recommandé de les prendre chez lui pour renouveler ses espèces. Quand Marthe fut partie, le garde de Gondreville vint à la ferme savoir ce que Marthe y était allée chercher. Six jours après, Marthe, devenue prudente, alla dès minuit porter les provisions afin de ne pas être surprise par les gardes qui surveillaient évidemment la forêt. Après avoir porté pour la troisième fois des vivres au sénateur, elle fut saisie d’une sorte de terreur en entendant lire par le curé les interrogatoires publics des accusés, car alors les débats étaient commencés. Elle prit l’abbé Goujet à part, et après lui avoir fait jurer qu’il lui garderait le secret sur ce qu’elle allait lui dire comme s’il s’agissait d’une confession, elle lui montra les fragments de la lettre qu’elle avait reçue de Michu, en lui en disant le contenu, et l’initia au secret de la cachette où se trouvait le sénateur. Le curé demanda sur-le-champ à Marthe si elle avait des lettres de son mari pour pouvoir comparer les écritures. Marthe alla chez elle à la ferme, où elle trouva une assignation pour comparaître comme témoin à la cour. Quand elle revint au château, l’abbé Goujet et sa sœur étaient également assignés à la requête des accusés. Ils furent donc obligés de se rendre aussitôt à Troyes. Ainsi tous les personnages de ce drame, et même ceux qui n’en étaient en quelque sorte que les comparses, se trouvèrent réunis sur la scène où les destinées des deux familles se jouaient alors.

Il est très peu de localités en France où la Justice emprunte aux choses ce prestige qui devrait toujours l’accompagner. Après la religion et la royauté, n’est-elle pas la plus grande machine des sociétés ? Partout, et même à Paris, la mesquinerie du local, la mauvaise disposition des lieux, et le manque de décors chez la