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l’Empereur était unanime en France : il cajolait les intérêts, les vanités, les personnes, les choses, enfin tout jusqu’aux souvenirs. Cette entreprise parut donc à tout le monde une atteinte au bonheur public. Ainsi les pauvres gentilshommes innocents furent couverts d’un opprobre général. En petit nombre et confinés dans leurs terres, les nobles déploraient cette affaire entre eux, mais pas un n’osait ouvrir la bouche. Comment, en effet, s’opposer au déchaînement de l’opinion publique ? Dans tout le département on exhumait les cadavres des onze personnes tuées en 1792, à travers les persiennes de l’hôtel de Cinq-Cygne, et l’on en accablait les accusés. On craignait que les émigrés enhardis n’exerçassent tous des violences sur les acquéreurs de leurs biens, pour en préparer la restitution en protestant ainsi contre un injuste dépouillement. Ces nobles gens furent donc traités de brigands, de voleurs, d’assassins, et la complicité de Michu leur devint surtout fatale. Cet homme qui avait coupé, lui ou son beau-père, toutes les têtes tombées dans le département pendant la Terreur, était l’objet des contes les plus ridicules. L’exaspération fut d’autant plus vive que Malin avait à peu près placé tous les fonctionnaires de l’Aube. Aucune voix généreuse ne s’éleva pour contredire la voix publique. Enfin les malheureux n’avaient aucun moyen légal de combattre les préventions, car, en soumettant à des jurés et les éléments de l’accusation et le jugement, le Code de brumaire an IV n’avait pu donner aux accusés l’immense garantie du recours en cassation pour cause de suspicion légitime. Le surlendemain de l’arrestation, les maîtres et les gens du château de Cinq-Cygne furent assignés à comparaître devant le jury d’accusation. On laissa Cinq-Cygne à la garde du fermier, sous l’inspection de l’abbé Goujet et de sa sœur qui s’y établirent. Mademoiselle de Cinq-Cygne, monsieur et madame d’Hauteserre vinrent occuper la petite maison que possédait Durieu dans un de ces longs et larges faubourgs qui s’étalent autour de la ville de Troyes. Laurence eut le cœur serré quand elle reconnut la fureur des masses, la malignité de la bourgeoisie et l’hostilité de l’administration par plusieurs de ces petits événements qui arrivent toujours aux parents des gens impliquée dans une affaire criminelle, dans les villes de province où elle se juge. C’est, au lieu de mots encourageants et pleins de compassion, des conversations entendues où éclatent d’affreux désirs de vengeance ; des témoignages de haine à la place des actes de la