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canne et son chapeau par un geste digne de Louis XIV. Ce digne vieillard se débarrassa d’une douillette en soie et se plongea dans un fauteuil, en gardant entre ses jambes son tricorne et sa canne, par une pose dont le secret n’a jamais appartenu qu’aux roués de la cour de Louis XV, et qui laissait les mains libres de jouer avec la tabatière, bijou toujours précieux. Aussi le marquis tira-t-il de la poche de son gilet qui se fermait par une garde brodée en arabesque d’or une riche tabatière. Tout en préparant sa prise et offrant du tabac à la ronde par un autre geste charmant, accompagné de regards affectueux, il remarqua le plaisir que causait sa visite. Il parut alors comprendre pourquoi les jeunes émigrés avaient manqué à leur devoir envers lui. Il eut l’air de se dire : — Quand on fait l’amour, on ne fait pas de visite.

— Nous vous garderons pendant quelques jours, dit Laurence.

— C’est chose impossible, répondit-il. Si nous n’étions pas si séparés par les événements, car vous avez franchi de plus grandes distances que celles qui nous éloignent les uns des autres, vous sauriez, chère enfant, que j’ai des filles, des belles-filles, des petites-filles, des petits-enfants. Tout ce monde serait inquiet de ne pas me voir ce soir, et j’ai dix-huit lieues à faire.

— Vous avez de bien bons chevaux, dit le marquis de Simeuse.

— Oh ! je viens de Troyes où j’avais affaire hier.

Après les demandes voulues sur la famille, sur la marquise de Chargebœuf et sur ces choses réellement indifférentes auxquelles la politesse veut qu’on s’intéresse vivement, il parut à monsieur d’Hauteserre que monsieur de Chargebœuf venait engager ses jeunes parents à ne commettre aucune imprudence. Selon le marquis, les temps étaient bien changés, et personne ne pouvait plus savoir ce que deviendrait l’Empereur.

— Oh ! dit Laurence, il deviendra Dieu.

Le bon vieillard parla de concessions à faire. En entendant exprimer la nécessité de se soumettre, avec beaucoup plus d’assurance et d’autorité qu’il n’en mettait à toutes ses doctrines, monsieur d’Hauteserre regarda ses fils d’un air presque suppliant.

— Vous serviriez cet homme-là ? dit le marquis de Simeuse au marquis de Chargebœuf.

— Mais oui, s’il le fallait dans l’intérêt de ma famille.

Enfin le vieillard fit entrevoir, mais vaguement, des dangers lointains ; quand Laurence le somma de s’expliquer, il engagea les