Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 12.djvu/331

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’un des jumeaux se trouvait seul avec Laurence, il pouvait se croire exclusivement aimé. — « Il me semble alors qu’ils ne sont plus qu’un », disait la comtesse à l’abbé Goujet qui la questionnait sur l’état de son cœur. Le prêtre reconnut alors en elle un manque total de coquetterie. Laurence ne se croyait réellement pas aimée par deux hommes.

— Mais, chère petite, lui dit un soir madame d’Hauteserre dont le fils se mourait silencieusement d’amour pour Laurence, il faudra cependant bien choisir !

— Laissez-nous être heureux, répondit-elle. Dieu nous sauvera de nous-mêmes !

Adrien d’Hauteserre cachait au fond de son cœur une jalousie qui le dévorait, et gardait le secret sur ses tortures, en comprenant combien il avait peu d’espoir. Il se contentait du bonheur de voir cette charmante personne qui, pendant quelques mois que dura cette lutte, brilla de tout son éclat. En effet, Laurence, devenue coquette, eut alors tous les soins que les femmes aimées prennent d’elles-mêmes. Elle suivait les modes et courut plus d’une fois à Paris pour paraître plus belle avec des chiffons ou quelque nouveauté. Enfin, pour donner à ses cousins les moindres jouissances du chez-soi, desquelles ils avaient été sevrés pendant si long-temps, elle fit de son château, malgré les hauts cris de son tuteur, l’habitation la plus complètement confortable qu’il y eût alors dans la Champagne.

Robert d’Hauteserre ne comprenait rien à ce drame sourd. Il ne s’apercevait pas de l’amour de son frère pour Laurence. Quant à la jeune fille, il aimait à la railler sur sa coquetterie, car il confondait ce détestable défaut avec le désir de plaire ; mais il se trompait ainsi sur toutes les choses de sentiment, de goût, ou de haute instruction. Aussi, quand l’homme du Moyen-âge se mettait en scène, Laurence en faisait-elle aussitôt, à son insu, le niais du drame ; elle égayait ses cousins en discutant avec Robert, en l’amenant à petits pas au beau milieu des marécages où s’enfoncent la bêtise et l’ignorance. Elle excellait à ces mystifications spirituelles qui, pour être parfaites, doivent laisser la victime heureuse. Cependant, quelque grossière que fût sa nature, Robert, durant cette belle époque, la seule heureuse que devaient connaître ces trois êtres charmants, n’intervint jamais entre les Simeuse et Laurence par une parole virile qui peut-être eût décidé la ques-