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sentiments, l’aîné des d’Hauteserre appartenait à cette secte d’hommes qui considèrent la femme comme dépendante de l’homme, en restreignant au physique son droit de maternité, lui voulant beaucoup de perfections et ne lui en tenant aucun compte. Selon eux, admettre la femme dans la Société, dans la Politique, dans la Famille, est un bouleversement social. Nous sommes aujourd’hui si loin de cette vieille opinion des peuples primitifs, que presque toutes les femmes, même celles qui ne veulent pas de la liberté funeste offerte par les nouvelles sectes, pourront s’en choquer ; mais Robert d’Hauteserre avait le malheur de penser ainsi. Robert était l’homme du Moyen-âge, le cadet était un homme d’aujourd’hui. Ces différences, au lieu d’empêcher l’affection, l’avaient au contraire resserrée entre les deux frères. Dès la première soirée, ces nuances furent saisies et appréciées par le curé, par mademoiselle Goujet et madame d’Hauteserre, qui, tout en faisant leur boston, aperçurent déjà des difficultés dans l’avenir.

À vingt-trois ans, après les réflexions de la solitude et les angoisses d’une vaste entreprise manquée, Laurence, redevenue femme, éprouvait un immense besoin d’affection ; elle déploya toutes les grâces de son esprit, et fut charmante. Elle révéla les charmes de sa tendresse avec la naïveté d’un enfant de quinze ans. Durant ces treize dernières années, Laurence n’avait été femme que par la souffrance, elle voulut se dédommager ; elle se montra donc aussi aimante et coquette, qu’elle avait été jusque là grande et forte. Aussi, les quatre vieillards qui restèrent les derniers au salon furent-ils assez inquiétés par la nouvelle attitude de cette charmante fille. Quelle force n’aurait pas la passion chez une jeune personne de ce caractère et de cette noblesse ? Les deux frères aimaient également la même femme et avec une aveugle tendresse ; qui des deux Laurence choisirait-elle ? en choisir un, n’était-ce pas tuer l’autre ? Comtesse de son chef, elle apportait à son mari un titre et de beaux privilèges, une longue illustation ; peut-être en pensant à ces avantages, le marquis de Simeuse se sacrifierait-il pour faire épouser Laurence à son frère, qui, selon les vieilles lois, était pauvre et sans titre. Mais le cadet voudrait-il priver son frère d’un aussi grand bonheur que celui d’avoir Laurence pour femme ? De loin, ce combat d’amour avait eu peu d’inconvénients ; et d’ailleurs, tant que les deux frères coururent des dangers, le