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éclairées par de belles nuits, Laurence, en rejoignant au présent le passé de leur vie commune, avait senti l’impossibilité de choisir entre les deux frères. Un amour égal et pur pour les jumeaux lui partageait le cœur. Elle croyait avoir deux cœurs. De leur côté, les deux Paul n’avaient point osé se parler de leur imminente rivalité. Peut-être s’en étaient-ils déjà tous trois remis au hasard ? La situation d’esprit où elle était agit sans doute sur Laurence, car après un moment d’hésitation visible, elle donna le bras aux deux frères pour entrer au salon, et fut suivie de monsieur et madame d’Hauteserre, qui tenaient et questionnaient leurs fils. En ce moment, tous les gens crièrent : Vive les Cinq-Cygne et les Simeuse ! Laurence se retourna, toujours entre les deux frères, et fit un charmant geste pour remercier.

Quand ces neuf personnes arrivèrent à s’observer ; car, dans toute réunion, même au cœur de la famille, il arrive toujours un moment où l’on s’observe après de longues absences ; au premier regard qu’Adrien d’Hauteserre jeta sur Laurence, et qui fut surpris par sa mère et par l’abbé Goujet, il leur sembla que ce jeune homme aimait la comtesse. Adrien, le cadet des d’Hauteserre, avait une âme tendre et douce. Chez lui, le cœur était resté adolescent, malgré les catastrophes qui venaient d’éprouver l’homme. Semblable en ceci à beaucoup de militaires chez qui la continuité de périls laisse l’âme vierge, il se sentait oppressé par les belles timidités de la jeunesse. Aussi différait-il entièrement de son frère, homme d’aspect brutal, grand chasseur, militaire intrépide, plein de résolution, mais matériel et sans agilité d’intelligence comme sans délicatesse dans les choses du cœur. L’un était tout âme, l’autre était tout action ; cependant ils possédaient l’un et l’autre au même degré l’honneur qui suffit à la vie des gentilshommes. Brun, petit, maigre et sec, Adrien d’Hauteserre avait néanmoins une grande apparence de force ; tandis que son frère, de haute taille, pâle et blond, paraissait faible. Adrien, d’un tempérament nerveux, était fort par l’âme ; Robert, quoique lymphatique, se plaisait à prouver la force purement corporelle. Les familles offrent de ces bizarreries dont les causes pourraient avoir de l’intérêt, mais il ne peut en être question ici que pour expliquer comment Adrien ne devait pas rencontrer un rival dans son frère. Robert eut pour Laurence l’affection d’un parent, et le respect d’un noble pour une jeune fille de sa caste. Sous le rapport des