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rissaient les bestiaux du château, et les avait encadrés de peupliers qui, depuis six ans, poussaient à ravir. Il avait l’intention de racheter quelques terres, et d’utiliser tous les bâtiments du château en y faisant une seconde ferme qu’il se promettait de conduire lui-même.

La vie était donc, depuis deux ans, devenue presque heureuse au château. Monsieur d’Hauteserre décampait au lever du soleil, il allait surveiller ses ouvriers, car il employait du monde en tout temps ; il revenait déjeuner, montait après sur un bidet de fermier, et faisait sa tournée comme un garde ; puis, de retour pour le dîner, il finissait sa journée par le boston. Tous les habitants du château avaient leurs occupations, la vie y était aussi réglée que dans un monastère. Laurence seule y jetait le trouble par ses voyages subits, par ses absences, par ce que madame d’Hauteserre nommait ses fugues. Cependant il existait à Cinq-Cygne deux politiques, et des causes de dissension. D’abord, Durieu et sa femme étaient jaloux de Gothard et de Catherine qui vivaient plus avant qu’eux dans l’intimité de leur jeune maîtresse, l’idole de la maison. Puis les deux d’Hauteserre, appuyés par mademoiselle Goujet et par le curé, voulaient que leurs fils, ainsi que les jumeaux de Simeuse, rentrassent et prissent part au bonheur de cette vie paisible, au lieu de vivre péniblement à l’étranger. Laurence flétrissait cette odieuse transaction, et représentait le royalisme pur, militant et implacable. Les quatre vieilles gens, qui ne voulaient plus voir compromettre une existence heureuse, ni ce coin de terre conquis sur les eaux furieuses du torrent révolutionnaire, essayaient de convertir Laurence à leurs doctrines vraiment sages, en prévoyant qu’elle était pour beaucoup dans la résistance que leurs fils et les deux Simeuse opposaient à leur rentrée en France. Le superbe dédain de leur pupille épouvantait ces pauvres gens qui ne se trompaient point en appréhendant ce qu’ils appelaient un coup de tête. Cette dissension avait éclaté lors de l’explosion de la machine infernale de la rue Saint-Nicaise, la première tentative royaliste dirigée contre le vainqueur de Marengo, après son refus de traiter avec la maison de Bourbon. Les d’Hauteserre regardèrent comme un bonheur que Bonaparte eût échappé à ce danger, en croyant que les républicains étaient les auteurs de cet attentat. Laurence pleura de rage de voir le Premier Consul sauvé. Son désespoir l’emporta sur sa dissimulation habituelle, elle accusa Dieu de tra-