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— Nous devons être à Gondreville, ma bonne femme ? dit le jeune homme.

— On ne dit pas ici ma bonne femme, répondit Michu. Nous avons encore la simplicité de nous appeler citoyenne et citoyen, nous autres !

— Ah ! fit le jeune homme de l’air le plus naturel et sans paraître choqué.

Les joueurs ont souvent, dans le monde, au jeu de l’écarté surtout, éprouvé comme une déroute intérieure en voyant s’attabler devant eux, au milieu de leur veine, un joueur dont les manières, le regard, la voix, la façon de mêler les cartes leur prédisent une défaite. À l’aspect du jeune homme, Michu sentit une prostration prophétique de ce genre. Il fut atteint par un pressentiment mortel, il entrevit confusément l’échafaud ; une voix lui cria que ce muscadin lui serait fatal, quoiqu’ils n’eussent encore rien de commun. Aussi sa parole avait-elle été rude, il voulait être et fut grossier.

— N’appartenez-vous pas au Conseiller d’État Malin ? demanda le second Parisien.

— Je suis mon maître, répondit Michu.

— Enfin, mesdames, dit le jeune homme en prenant les façons les plus polies, sommes-nous à Gondreville ? Nous y sommes attendus par M. Malin.

— Voici le parc, dit Michu en montrant la grille ouverte.

— Et pourquoi cachez-vous cette carabine, ma belle enfant ? dit le jovial compagnon du jeune homme qui en passant par la grille aperçut le canon.

— Tu travailles toujours, même à la campagne, s’écria le jeune homme en souriant.

Tous deux revinrent, saisis par une pensée de défiance que le régisseur comprit malgré l’impassibilité de leurs visages ; Marthe les laissa regarder la carabine, au milieu des abois de Couraut, car elle avait la conviction que Michu méditait quelque mauvais coup et fut presque heureuse de la perspicacité des inconnus. Michu jeta sur sa femme un regard qui la fit frémir, il prit alors la carabine et se mit en devoir d’y chasser une balle, en acceptant les fatales chances de cette découverte et de cette rencontre ; il parut ne plus tenir à la vie, et sa femme comprit bien alors sa funeste résolution.