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plus vite encore afin d’atteindre à une boutique assez bien éclairée, espérant pouvoir vérifier à la lumière les soupçons dont elle était saisie. Aussitôt qu’elle se trouva dans le rayon de lueur horizontale qui partait de cette boutique, elle retourna brusquement la tête, et entrevit une forme humaine dans le brouillard ; cette indistincte vision lui suffit, elle chancela un moment sous le poids de la terreur dont elle fut accablée, car elle ne douta plus alors qu’elle n’eût été escortée par l’inconnu depuis le premier pas qu’elle avait fait hors de chez elle, et le désir d’échapper à un espion lui prêta des forces. Incapable de raisonner, elle doubla le pas, comme si elle pouvait se soustraire à un homme nécessairement plus agile qu’elle. Après avoir couru pendant quelques minutes, elle parvint à la boutique d’un pâtissier, y entra et tomba, plutôt qu’elle ne s’assit, sur une chaise placée devant le comptoir. Au moment où elle fit crier le loquet de la porte, une jeune femme occupée à broder leva les yeux, reconnut, à travers les carreaux du vitrage, la mante de forme antique et de soie violette dans laquelle la vieille dame était enveloppée, et s’empressa d’ouvrir un tiroir comme pour y prendre une chose qu’elle devait lui remettre. Non-seulement le geste et la physionomie de la jeune femme exprimèrent le désir de se débarrasser promptement de l’inconnue, comme si c’eût été une de ces personnes qu’on ne voit pas avec plaisir, mais encore elle laissa échapper une expression d’impatience en trouvant le tiroir vide ; puis, sans regarder la dame elle sortit précipitamment du comptoir, alla vers l’arrière-boutique, et appela son mari, qui parut tout à coup.

— Où donc as-tu mis… ? lui demanda-t-elle d’un air de mystère en lui désignant la vieille dame par un coup d’œil et sans achever sa phrase.

Quoique le pâtissier ne pût voir que l’immense bonnet de soie noire environné de nœuds en rubans violets qui servait de coiffure à l’inconnue, il disparut après avoir jeté à sa femme un regard qui semblait dire : — Crois-tu que je vais laisser cela dans ton comptoir ?… Étonnée du silence et de l’immobilité de la vieille dame, la marchande revint auprès d’elle ; et, en la voyant, elle se sentit saisie d’un mouvement de compassion ou peut-être aussi de curiosité. Quoique le teint de cette femme fût naturellement livide comme celui d’une personne vouée à des austérités secrètes, il était facile de reconnaître qu’une émotion récente y répandait une pâleur