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ou errant par les rues ; des encyclopédies de guenilles au carnaval, vingt ouvrages illustrés par an, mille caricatures, dix mille vignettes, lithographies et gravures. Cet œil lampe pour quinze mille francs de gaz tous les soirs ; enfin, pour le satisfaire, la Ville de Paris dépense annuellement quelques millions en points de vues et en plantations. Et ceci n’est rien encore !… ce n’est que le côté matériel de la question. Oui, c’est, selon nous, peu de chose en comparaison des efforts de l’intelligence, des ruses, dignes de Molière, employées par les soixante mille commis et les quarante mille demoiselles qui s’acharnent à la bourse des acheteurs, comme les milliers d’ablettes aux morceaux de pain qui flottent sur les eaux de la Seine.

Le Gaudissart sur place est au moins égal en capacités, en esprit, en raillerie, en philosophie, à l’illustre commis-voyageur devenu le type de cette tribu. Sorti de son magasin, de sa partie, il est comme un ballon sans son gaz ; il ne doit ses facultés qu’à son milieu de marchandises, comme l’acteur n’est sublime que sur son théâtre. Quoique, relativement aux autres commis-marchands de l’Europe, le commis français ait plus d’instruction qu’eux, qu’il puisse au besoin parler asphalte, bal Mabille, polka, littérature, livres illustrés, chemins de fer, politique, chambres et révolution, il est excessivement sot quand il quitte son tremplin, son aune et ses grâces de commande ; mais, là, sur la corde roide du comptoir, la parole aux lèvres, l’œil à la pratique, le châle à la main, il éclipse le grand Talleyrand ; il a plus d’esprit que Désaugiers, il a plus de finesse que Cléopâtre, il vaut Monrose doublé de Molière. Chez lui, Talleyrand eût joué Gaudissart ; mais, dans son magasin, Gaudissart aurait joué Talleyrand.

Expliquons ce paradoxe par un fait.

Deux jolies duchesses babillaient aux côtés de cet illustre prince, elles voulaient un bracelet. On attendait, de chez le plus célèbre bijoutier de Paris, un commis et des bracelets. Un Gaudissart arrive muni de trois bracelets, trois merveilles, entre lesquelles les deux femmes hésitent. Choisir ! c’est l’éclair de l’intelligence. Hésitez-vous ?… tout est dit, vous vous trompez. Le goût n’a pas deux inspirations. Enfin, après dix minutes, le prince est consulté ; il voit les deux duchesses aux prises avec les mille facettes de l’incertitude entre les deux plus distingués de ces bijoux ; car, de prime abord, il y en eut un d’écarté. Le prince ne quitte pas sa